Le Luxembourg adopte en ce moment une politique résolument ambitieuse pour lutter contre les effets du changement climatique. Cette politique, visant une réduction de 55 % des émissions, est détaillée dans le Plan National intégré en matière d'Énergie et de Climat (PNEC)(1).

Cependant, les mesures prévues dans ce plan se concentrent uniquement sur les secteurs en dehors du système d’échange de quotas d’émissions (SEQE-UE ou marché EU-ETS), laissant ainsi à ce dernier le soin de gérer les émissions générées par les secteurs de l'électricité, de la production de chaleur, de l'industrie énergivore, ainsi que de l'aviation et du transport maritime. L'ensemble de ces secteurs représente environ 16 % des émissions totales au Luxembourg en 2022, soit l’équivalent de 1,36 million de tonnes CO2.(2)

Un examen du marché EU-ETS offre l'opportunité d'analyser la trajectoire des émissions de CO2 des secteurs non couverts par le PNEC ainsi que ses implications en termes de recherche et développement et de compétitivité. Ce qui interroge notamment sur le ciblage des aides à destination des entreprises concernées par le marché ETS, voire sur l'efficacité de ce dernier.

Au moins deux raisons pourraient expliquer l’achat de droits d’émissions par des entreprises luxembourgeoises. D’une part, il est possible que les investissements importants déjà réalisés n’aient pas encore été totalement amortis, et leur remplacement ne serait pas justifié par rapport au prix de l’unité de carbone sur le marché européen. D’autre part, il est possible que la limite technologique ait été atteinte, même si les équipements ont été mis en conformité, notamment au cours des premières années du SEQE.

source : the world bank, eurostat, statec. calculs idea
source : the world bank, eurostat, statec. calculs idea

Contraindre les entreprises à réduire leurs émissions

Les spécialisations historiques du secteur industriel au Luxembourg ont longtemps contribué de manière significative aux émissions de CO2, jouant ainsi un rôle majeur dans le succès économique du pays. Cependant, ces dernières années ont été marquées par un net découplage entre le PIB et les émissions de CO2, en grande partie en raison de la crise financière de 2008, de la diminution des ventes de carburant, et de l'arrêt de l'activité de la centrale électrique TWINerg(3). En conséquence, l'intensité des émissions, correspondant aux émissions rapportées au volume de PIB, a constamment diminué (- 40,2 % des émissions ETS et hors ETS en 2022, par rapport à 2005), comme le montre clairement le graphique ci-contre, prouvant ainsi que les externalités environnementales générées par la croissance au Luxembourg sont en réduction.

Cette réduction de l’intensité des émissions pourrait être, en partie, attribuée au SEQE-UE, mais également aux ajustements prévus dans le paquet Fit For 55(4). Couvrant des secteurs responsables d’environ 50 % des émissions de CO2 et 45 % des émissions de GES en Europe, le SEQE-UE est un mécanisme de marché qui, sur la base d’un plafond d’émissions totales, permet aux plus de 11.000 installations européennes des secteurs les plus intensifs en GES d’échanger des quotas, c'est-àdire des droits à polluer. Dans la pratique, des quotas équivalant à une tonne d’émissions de CO2 chacun sont initialement alloués (gratuitement pour la majorité et via un système d’enchères pour le reste) avec en point de mire un retrait progressif des quotas disponibles sur le marché(5). L’objectif sous-jacent étant de « contraindre » les entreprises à amorcer un processus de réduction des émissions dont les cibles sont d’abord une baisse de 62 % à atteindre d’ici 2030 par rapport à 2005, une amélioration de l’efficacité énergétique et in fine une neutralité carbone à horizon 2050.(6)

Les entreprises qui participent au marché EU-ETS émettent globalement 1,3 milliard de tonnes de CO2 en 2022 dont 0,1 % provenant d’entreprises luxembourgeoises. Dans la mesure où le but des autorités est de jouer sur la quantité totale de quotas disponible pour réduire les émissions, la quantité totale de quotas est naturellement inférieure aux émissions vérifiées. Ainsi, sur la même année 2022, environ 568 millions de tonnes de CO2 sont allouées gratuitement sous forme de quotas, tandis que 377 millions de tonnes de CO2 sont échangés ou acquis via le système d’enchères(7).

Photo-Kitinut Jinapuck/Shutterstock
Photo-Kitinut Jinapuck/Shutterstock

Le gouvernement luxembourgeois pourrait s’intéresser au renforcement de l’accès aux enchères pour les quotas, et devrait dans ce cadre exploiter l’idée de rendre l'accès à ces derniers plus coûteux pour les entreprises.

Comme pour tout marché de ce type, le prix par tonne de carbone, déterminé par l’offre et la demande de quotas, doit être suffisamment incitatif pour permettre d’atteindre les cibles fixées. Or, au regard de l’évolution des prix et des émissions sur le marché EU-ETS, on remarquera que, pendant longtemps, les prix étaient restés à des niveaux relativement bas et paradoxalement, les émissions baissaient (- 20,6 % en 2019 par rapport à 2005 pour un prix moyen de 15 EUR la tonne de CO2). Toutefois, depuis 2020, l’histoire n’est plus la même. Le prix du carbone a véritablement explosé sur le marché (+ 367 % en 2022 par rapport à 2020) alors même que les émissions n’ont baissé que de 1,4 % sur la même période. Dès lors, si on écarte l’hypothèse de la fuite de carbone( 8) qui devrait être prise en charge dans le cadre du Carbon Border Adjustment Mechanism, il peut être légitime de s'interroger, du moins à court terme, sur la possibilité qu'un certain plafond de réduction des émissions ait été atteint et que les entreprises éprouvent des difficultés à réduire davantage les unités d'émissions restantes.

Le constat est également valable pour le Luxembourg, qui a vu ses émissions diminuer de 32 % pendant la période où le prix moyen était de 15 EUR la tonne, et ont baissé de 9,6 % lorsque le prix a grimpé de +367 %. Dans l’absolu, la baisse des émissions observée au Luxembourg est plus substantielle que celle observée au niveau européen, mais on notera que le solde des échanges de quotas pour les entreprises luxembourgeoises est négatif depuis le début de la troisième phase du marché(9). Cette situation n’est guère sans conséquence pour ces entreprises dont l’enjeu est double : minimiser le coût des émissions et rester compétitives.

source : EEA; graphique idea
source : EEA; graphique idea

Acheter des quotas, pourquoi ?

Au moins deux raisons pourraient expliquer l’achat de droits d’émissions par des entreprises luxembourgeoises. D’une part, il est possible que les investissements importants déjà réalisés n’aient pas encore été totalement amortis, et leur remplacement ne serait pas justifié par rapport au prix de l’unité de carbone sur le marché européen. Dans ce cas, la notion d’arbitrage prévaut, et l’achat de droits d’émission s’avère plus rentable que l’adaptation des équipements. Il est donc envisageable que le prix du carbone sur le marché européen ne soit pas suffisamment élevé pour dissuader ce type d’arbitrage. D’autre part, il est possible que la limite technologique ait été atteinte, même si les équipements ont été mis en conformité, notamment au cours des premières années du SEQE. Cette situation survient lorsque l’efficacité énergétique maximale permise par ces installations est déjà atteinte. À court terme, les entreprises n’ont alors d’autre choix que de recourir au marché du carbone pour acquérir des quotas.

La nécessité de recourir au marché pour compenser le déficit de quotas d’émissions entraîne inévitablement une augmentation des coûts qui s’ajoutent aux coûts résultant des investissements en technologies « bas-carbone », se répercute sur les prix de vente et contribue in fine à alimenter l’inflation. Cela est d’autant plus préoccupant que le mécanisme de fonctionnement du marché, basé sur des réductions successives des quotas, provoque une augmentation continue des prix du carbone. À terme, une distorsion de compétitivité pourrait se présenter en raison du statut des intervenants sur le marché.

Vers un accès plus coûteux ?

Dans ce contexte, quelles mesures le gouvernement peut-il prendre pour soutenir la compétitivité des entreprises à long terme ? En plus d’une suppression de l’allocation gratuite des quotas d’émissions prévu par l’UE d’ici à 2034(10), le gouvernement luxembourgeois pourrait s’intéresser au renforcement de l’accès aux enchères pour les quotas, et devrait dans ce cadre exploiter l’idée de rendre l'accès à ces derniers plus coûteux pour les entreprises. L’objectif étant de stimuler l'innovation pour les entreprises qui n'ont pas encore atteint leur limite en matière d'efficacité énergétique, sans nécessairement offrir aux entreprises les plus efficientes la possibilité de tirer profit de leur position.

De plus, pour les entreprises ayant déjà atteint leur limite technologique en matière de réduction des émissions, il sera nécessaire, dans un premier temps, d'identifier précisément leurs besoins en termes d'innovation pour améliorer l'efficacité de leurs équipements. En conséquence, les aides destinées à soutenir la recherche et le développement pourraient être mieux ciblées vers des innovations de rupture visant à aider les entreprises à répondre aux exigences de réduction des émissions. Dans le règlement pour une industrie « zéro net » de la Commission européenne, des propositions telles que celle visant à encourager la production de technologies susceptibles d’accompagner la transition bas-carbone vont dans ce sens. Ainsi, l’idée de soutenir les projets de captage et de stockage du carbone est particulièrement intéressante pour les installations importantes et difficilement adaptables.

À ce jour, un régime d'aide d'un montant de 500 millions EUR sur une période de 10 ans (2021-2030)(11) est mis en place au Luxembourg. Cependant, la question se pose de savoir si ce dispositif sera suffisant.

Mamadou Gueye, Économiste
Mamadou Gueye, Économiste
 
Nathalie Koch, Stagiaire économiste
Nathalie Koch, Stagiaire économiste

(1) https://gouvernement.lu/fr/dossiers/2023/2023-pnec.html
(2) https://www.eea.europa.eu/en/datahub/datahubitem-view/98f04097-26de-4fca-86c4-63834818c0c0
(3) https://environnement.public.lu/fr/klima-an-energie/changementclimatique/inventaire-ges0.html
(4) https://gouvernement.lu/fr/actualites/toutes_actualites/communiques/2022/12-decembre/22-fit-55-emission-de-gaz.html
(5) La référence utilisée pour l’allocation gratuite est le top 10 % des entreprises qui ont la production la moins intensive en GES au sein de l’UE.
(6) https://www.ecologie.gouv.fr/systeme-dechange-quotasdemission#:~:text=Pour%20le%20secteur%20de%20l,SEQE%20 UE)%20%3A%202021%2D2030
(7) Le prix de la tonne de carbone sur le marché EU-ETS était en moyenne de 86,53 EUR en 2022, selon les chiffres de la World Bank : https://carbonpricingdashboard.worldbank.org/map_data
(8) La délocalisation de la production vers des pays adoptant une réglementation environnementale plus souple.
(9) Selon les chiffres du ministère de l’Environnement, du Climat et du Développement durable, seulement 4 entreprises n’étaient pas nettes acheteuses de quotas en 2021. Autrement dit, très peu d’entreprises luxembourgeoises ont pu se contenter des quotas qui leur ont été alloués gratuitement par l’UE. https://environnement.public.lu/fr/emweltprozeduren/Autorisations/ETS_systeme_dechange_de_quotas_demission_de_gaz_a_effet_de_ serre/ets-info.html
(10) https://www.europarl.europa.eu/news/fr/press-room/20221212IPR64527/ accord-sur-un-systeme-d-echange-de-quotas-d-emission-plus-ambitieux
(11) https://www.cc.lu/fileadmin/user_upload/tx_ccavis/6059_PL_nouveau_regime_d_aides_ETS_Texte.pdf