Le télétravail imposé par la pandémie n’est pas sans soulever un certain nombre de questions (juridiques, sociales, fiscales notamment) liées à la présence de la frontière entre le lieu de résidence et le lieu de travail. Par ailleurs, dans un contexte tendu par les problèmes de mobilité et de congestion, une autre forme de travail à distance tend à se développer ces dernières années : les espaces de coworking.

Photo-Shutterstock Vector/Shutterstock

Pour les travailleurs frontaliers, le télétravail prend la forme d’un travail à distance réalisé de l’autre côté de la frontière. Le télétravail peut être défini ainsi : « Il est une forme d’organisation du travail qui désigne le fait de recourir à des Technologies de l’Information et de la Communication (TIC) pour effectuer, en dehors des locaux de l'employeur, de façon régulière le travail qui aurait pu être réalisé sur le poste de travail habituel » (Greenworking et Ademe, 2020). Pour les travailleurs frontaliers, le télétravail est cependant encadré par de nombreuses limites, fiscales, sociales et organisationnelles, en raison de la présence des frontières.

Les pratiques du télétravail en contexte frontalier

Première limite, sur le plan fiscal, les modalités d’application sont réglées par des conventions interétatiques. Les impôts sur le revenu restent perçus exclusivement par le Luxembourg jusqu’à 19 jours travaillés dans le pays de résidence pour les salariés résidant en Allemagne, 24 jours pour ceux résidant en Belgique(1) et 29 jours pour ceux résidant en France(2). Ces seuils définissent donc de fait le nombre de jours qu’un salarié frontalier au Luxembourg peut télétravailler, sans avoir à déclarer des revenus perçus dans le pays de résidence. En ce qui concerne les frontaliers de France qui sont actifs en Allemagne, s’ils bénéficient du statut fiscal de travailleur frontalier (résidence et travail dans une certaine zone géographique à proximité de la frontière), ils sont imposés dans leur pays de résidence.

Seconde limite au télétravail des frontaliers, sur le plan social, la réglementation européenne prévoit que le salarié puisse télétravailler jusque 25 % de son temps de travail global. Dans cette proportion de télétravail, ils ne relèvent que d’un seul système social (auquel sont associés également les droits à la retraite, les droits à la sécurité sociale et les allocations familiales). Au-delà de 25 % en dehors de son pays de travail habituel, le travailleur frontalier se voit alors désaffilié du régime de protection sociale du pays d’emploi et affilié à celui de son pays de résidence.

Pour faire face à ces contraintes réglementaires et assurer la continuité d’une partie de l’activité pendant la pandémie, les pays s’étaient accordés pour geler ces règles de comptage des jours de télétravail. Mais depuis le 1er juillet 2022, la comptabilisation fiscale des jours télétravaillés n’est plus bloquée. Elle le reste néanmoins d’un point de vue social jusque fin 2022.

La pandémie a contribué, d’une part, à normaliser des pratiques du télétravail occasionnelles et, d’autre part, à faire découvrir cette pratique à des entreprises et employés qui n’en avaient pas l’habitude.

Le télétravail a permis de s’affranchir de la frontière, en déplaçant les lieux de travail dans l’espace, jusqu’au domicile des frontaliers, grâce aux nouvelles technologies de l’information et de la communication, du moins pour les emplois qui s’y prêtaient. Selon une étude menée par enquête auprès de 2.000 actifs résidents(3), entre le 29 avril et le 8 mai 2020 (en plein confinement), le télétravail a fortement progressé et aurait concerné 52 % des salariés habitant au Luxembourg au 2e trimestre 2020, contre 20 % seulement en 2019. Mais les développements n’ont pas été homogènes dans l’espace. Les différences s’expliquent pour une bonne part par les structures économiques et sociales des différents pays. Au Luxembourg, les ressorts du télétravail s’expliquent par la présence d’une économie orientée vers des emplois de services hautement qualifiés avec une part importante de professions telles que les analystes informatiques, les spécialistes financiers, ou encore les juristes.

Quel avenir pour le télétravail ?

D’après des études européennes, le potentiel de télétravail est élevé au Luxembourg (56 % pour une moyenne de 37 % pour l’UE27). Cette modalité de travail à distance reste aujourd’hui à un niveau plus élevé qu’avant la crise sanitaire dans l’ensemble des pays de la Grande Région. La pandémie a contribué, d’une part, à normaliser des pratiques du télétravail occasionnelles et, d’autre part, à faire découvrir cette pratique à des entreprises et employés qui n’en avaient pas l’habitude. Au Luxembourg, 38 % des salariés résidents télétravaillent au 4e trimestre 2021 (STATEC, 2022), ce sont généralement des salariés plutôt qualifiés qui recourent au télétravail. Sur le plan qualitatif, la pratique du télétravail a été favorisée par le recours aux TIC (Technologies de l’Information et de la Communication) qui ont permis de dépasser les frontières et les distances dans le travail. Mais cette forme de travail à distance nécessite d’adapter les rythmes de travail et le partage des tâches entre sphère familiale et sphère professionnelle.

De nombreux enjeux du travail à distance

Les enjeux du télétravail des frontaliers sont multiples et concernent à la fois les territoires de résidence et de travail. Ils sont tout d’abord financiers (selon le lieu de paiement des impôts et cotisations). Le télétravail des frontaliers a également un effet sur la consommation locale. Au pays de travail, elle se manifeste par des frais de restauration et d’achats divers (courses, shopping…) pendant la journée de travail. Les effets d’un jour de télétravail par semaine ont d’ailleurs été estimés à une perte de 350 millions EUR par an pour le commerce et l'horeca au Luxembourg (CES, 2020). Pour les entreprises et les salariés, il existe aussi des impacts dans la mesure où tous les emplois ne sont pas télétravaillables. Le risque est alors grand de voir certains emplois nécessitant une présence quotidienne perdre de leur attrait aux yeux des frontaliers alors contraints à la mobilité.

Notons encore qu’il existe un certain vide juridique sur les jours télétravaillés hors du Luxembourg, en cas d’accident du travail, de protection des données...

Ce sont ces mêmes questions que l’on retrouve pour une autre forme de travail à distance constituée par les espaces de coworking et selon leur lieu d’implantation.

Les espaces de coworking en contexte transfrontalier

Ces espaces de travail(4) sont des espaces intermédiaires et correspondent à un travail ni à la maison, ni dans l’entreprise. Ils s’inscrivent dans une nouvelle vision du travail, en rupture avec les modèles classiques. En France, en 2014, les KiosK ont été les premiers espaces de coworking à proximité des frontières. Ils concernaient à l’origine les entreprises allemandes et françaises qui avaient une activité de part et d’autre du Rhin. Il s’agissait alors de plateformes modulables organisées autour d’espaces individuels et collectifs de travail. En contexte transfrontalier, ces espaces de coworking peuvent devenir des instruments de gestion des mobilités géographiques et d’aménagement du territoire. Ils permettent en effet de constituer une alternative aux déplacements longs et aux coûts élevés de l’immobilier. La présence de la frontière toute proche constitue leur principale particularité. Ils tiennent compte des spécificités d’un territoire (présence de main-d’oeuvre qualifiée, proximité de zones d’activité, présence d’infrastructures…). En pratique, ils s’adressent à tous les travailleurs dont principalement les travailleurs indépendants, les autoentrepreneurs et les télétravailleurs. Les modes de fonctionnement des espaces de coworking sont très divers : certains sont loués par les entreprises pour éviter des déplacements trop longs de leurs salariés, d’autres sont organisés par des collectivités territoriales afin de créer de nouveaux environnements de travail.

S-Hub à Yutz, à une vingtaine de kilomètres de la frontière avec le Luxembourg, a été mis en place en 2019 par la Sodevam(5) en partenariat avec la Communauté d’agglomération Portes de France-Thionville, dans le but d’attirer les frontaliers (car situé le long de l’autoroute A31). Il s’agit d’un bâtiment partiellement dédié au télétravail pour les salariés du Luxembourg dont une partie de l’activité peut être réalisée sur le sol français. Second exemple d’espace de coworking situé à la frontière : La Turbine à Forbach, à la frontière franco-allemande. Mis en place en 2019 également, cet espace comprend des locaux organisés là aussi autour d’espaces collectifs et individuels. Ce projet a été initié par la Communauté d’agglomération de Forbach. Il est géré par Cap Entreprendre, une Coopérative d’Activité et d’Emploi (CAE) multimétier dont une des autres fonctions est de former et d’accompagner les jeunes créateurs d’entreprises.

Les effets d’un jour de télétravail par semaine ont été estimés à une perte de 350 millions EUR par an pour le Luxembourg (CES, 2020).

Des avantages, mais des limites qui restent à dépasser

Les avantages des espaces de coworking sont multiples :

  • une bonne situation géographique qui favorise leur accessibilité : S-Hub est ainsi situé aux abords directs d’une autoroute (A31), au coeur d’une zone d’activité, à une vingtaine de km de la frontière franco-luxembourgeoise ; La Turbine est située quant à elle à quelques pas de la frontière francoallemande, à proximité de la gare ;
  • une amplitude d’horaires d’ouverture s’adaptant à tous les rythmes de travail dont ceux des travailleurs frontaliers ;
  • la qualité des infrastructures : salle de réunion, espaces de détente, espace d’activité libre, etc. Parfois des services de conciergerie, pressing ;
  • les synergies et la collaboration-partenariat avec d’autres salariés qu’ils favorisent ;
  • l’accompagnement et une offre de services complémentaires comme un service de gestion administrative et comptable partagé, de gestion clients, d’offre cloud… ;
  • un système efficient de sécurisation des process de travail, notamment de stockage, de circulation et de protection des données ;
  • une économie de temps dans les déplacements pour des frontaliers qui n’auraient pas besoin d’aller jusqu’à leur pays de travail ;
  • des économies sur certains postes budgétaires comme les loyers, l’électricité, l’accès à Internet, certains matériels et consommables ;
  • une alternative au bureau traditionnel et au télétravail.

Malgré ces nombreux avantages, les espaces de coworking n’attirent pour l’instant que peu de travailleurs frontaliers. Cette solution de travail ne semble pas non plus séduire leurs employeurs. Comme pour le télétravail, la contrainte imposée par la réglementation fiscale et sociale en termes de seuils travaillés en dehors du pays de travail habituel est assez contraignante. Les limites sont nombreuses et essentiellement de nature juridique, comme par exemple le risque d’effacement du lien propre aux contrats de travail salarié au profit de conventions d’indépendant. Il existe d’autres freins au développement des espaces de coworking en général, de la part des salariés (qui n’y voient peut-être pas de réels avantages par rapport au travail à domicile) comme des employeurs (frileux quant à l’idée de laisser leurs salariés partager un espace, voire des informations avec d’autres personnes…).

Derrière les formules de travail à distance (télétravail, espaces de coworking), se trouve une double problématique qui intéresse les États aux fondements de leurs politiques fiscales et sociales. Il s’agit tout d’abord de la définition du lieu de création des richesses générées par le travail et, ensuite, de sa répartition. Ceci nécessite une importante volonté politique et une régulation spécifique en Grande Région et en Europe pour dépasser les limites du travail à distance. Il semble qu’il y ait une prise de conscience sur ce sujet. La France vient par exemple de voter à l’Assemblée Nationale une résolution européenne visant à augmenter le télétravail des frontaliers et à mener une réflexion européenne sur leur statut (texte adopté n° 819, Assemblée Nationale). Cette résolution propose (elle n'a pas de valeur juridique contraignante) 2 jours de télétravail par semaine pour les frontaliers, sans incidence sur le lieu de paiement des impôts et cotisations sociales. Elle souligne également la nécessité de mener une réflexion européenne sur le statut des travailleurs frontaliers et de rechercher une harmonisation des législations nationales. Ce sont là de bonnes pistes de réflexion face aux enjeux démographiques, numériques et mobilitaires auxquels la Grande Région va devoir faire face.

Rachid Belkacem
Université de Lorraine
UniGR-Center for Border Studies

Isabelle Pigeron-Piroth
Université du Luxembourg
UniGR-Center for Border Studies

(1) Ce nombre devrait passer à 34 jours suite à un accord entre les 2 ministres des Finances belge et luxembourgeois à l'occasion du Sommet Gäichel XI en date du 31 août 2021. Si le Luxembourg a déjà voté cette disposition, son homologue belge devrait le faire dans les prochains mois.

(2) Il est question que ce chiffre passe à 34 jours suite à la Commission intergouvernementale France-Luxembourg d'octobre 2021.

(3) Il est très difficile d’avoir des données sur le télétravail à la fois des résidents et des frontaliers. Les Enquêtes sur les Forces de Travail prennent en compte uniquement les résidents.

(4) Ces résultats sont issus d’un workshop organisé en ligne le 6 décembre 2021 par le groupe de travail Emploi et Formation de l’UniGR-Centre for Border Studies. http://cbs.uni-gr.eu/index. php/fr/border-studies/groupes-de-travail/ emploi-et-formation/activites.

(5) Sodevam est un aménageur de la ZAC du Meilbourg à Thionville-Yutz et agit pour le compte de l’Agglomération Portes de France qui est l’unique investisseur du projet pour un montant de 4,7 millions EUR.

L'UniGR-Center for Border Studies (UniGRCBS)

L'UniGR-Center for Border Studies

L'UniGR-Center for Border Studies (UniGR-CBS) est un centre de compétence interdisciplinaire de l'Université de la Grande Région (UniGR). Il regroupe l'expertise des chercheur.euse.s issu.e.s de ses six universités partenaires. Il contribue au développement de la Grande Région depuis 2014 et travaille sur les frontières et les espaces frontaliers en Europe et au-delà. Les chercheur.euse.s impliqué.e.s abordent des questions socio-économiques et socioculturelles et proposent des solutions pratiques aux défis des régions frontalières. Ils coopèrent avec des acteurs régionaux et se réunissent dans des groupes de travail interrégionaux qui élaborent des projets et des bases de recherche commune. Les chercheur.euse.s sont relié.e.s à un réseau international et proposent le master UniGR in Border Studies trinational avec une spécialisation en sciences territoriales et études culturelles/linguistiques.

Le financement d'environ 2,6 millions EUR par le programme INTERREG VA Grande Région a permis à l'UniGR-CBS d’évoluer de manière significative. Entre 2018 et 2022, les universités partenaires ont développé avec succès la recherche et l'enseignement communs ainsi que la coopération avec les acteur.rice.s et les chercheur.euse.s internationaux.ales. Grâce au soutien de l'Union européenne, l'UniGR-CBS propose désormais des services qui s'adressent à la fois aux acteur.rice.s, aux chercheur.euse.s, aux étudiant.e.s et aux citoyen.ne.s.

Contact : 

Christian Wille (1) Université du Luxembourg www.borderstudies.org
Christian Wille (1) Université du Luxembourg www.borderstudies.org

(1) Christian Wille est Senior Researcher à l’Université du Luxembourg, directeur de la cellule de coordination de l’UniGR-Center for Border Studies et directeur d’étude adjoint du Master UniGR in Border Studies. Il enseigne les Cultural Border Studies et travaille sur les théories de frontières, les constructions d’espaces et identitaires, notamment dans la Grande Région. Il est membre fondateur des groupes de travail Cultural Border Studies, Bordertextures, LABOR SwissLux – Labour across Borders et co-éditeur de la série Border Studies: Cultures, Spaces, Orders. Après un double doctorat en Sarre et au Luxembourg avec une recherche en géographie sociale, il a travaillé pour l’Université de Lorraine, l’Université Technique Kaise