Le mot est devenu incontournable. Aujourd’hui, la plupart des nouveaux développements technologiques sont dits « disruptifs ». Pourtant, il faut sans doute différencier les technologies qui révolutionnent le marché et nos habitudes de celles qui ne font qu’améliorer l’existant.

L’invention de l’iPhone a-t-elle été aussi disruptive que celle de l’imprimerie ou du moteur à explosion ? Pour parvenir à répondre à cette question, il faut d’abord définir le terme de disruption en lui-même. En français, c’est surtout l’adjectif « disruptif » qui est connu. Mot issu du latin disruptum, qui signifie « éclater, se briser en morceaux », l’adjectif est d’abord utilisé dans le domaine de l’électricité pour qualifier la décharge disruptive, phénomène qui produit une étincelle dissipant une grande partie de l’énergie accumulée.

Ce n’est que tardivement que le terme a été rattaché à l’innovation technologique. En 1992, le terme « disruption » devient en effet une marque déposée dans 36 pays à l’initiative de son créateur Jean-Marie Dru, P-D G du réseau d’agences publicitaires TBWA. Pour ce dernier, la disruption est d’abord une « méthodologie créative » mise au point par sa société et proposée à ses clients. Quelques années plus tard, en 1997, le professeur de Harvard Clayton Christensen théorisait lui aussi la notion de « disruptive technology » (technologie de rupture) à travers son ouvrage The Innovator’s Dilemma.

Une définition controversée

Dru et Christensen ne définissent pas tout à fait de la même manière le terme de disruption ou de technologie disruptive. Pour Jean-Marie Dru, une idée ou un produit disruptif remet en question les « conventions » généralement pratiquées sur un marché pour accoucher d’une « vision » créatrice de produits et de services radicalement innovants. Le marché, dans son ensemble, est transformé par cette nouveauté. Il oppose ainsi « innovation disruptive », qui transforme le marché et fait disparaître une technologie existante, et « innovation incrémentale », cette dernière ne faisant qu’optimiser l’existant.

Quant à Clayton Christensen, il estime que l’innovation disruptive est « une façon de définir le processus de transformation d’un marché. Elle se manifeste par un accès massif et simple à des produits et services auparavant peu accessibles ou coûteux. La disruption change un marché non pas avec un meilleur produit – c’est le rôle de l’innovation pure –, mais en l’ouvrant au plus grand nombre ». Christensen pense que les technologies disruptives ne sont le fait que de nouveaux entrants qui abordent le marché par le bas. En évoquant l’exemple d’Apple, qui a tout de suite visé le haut de gamme, Dru invalide au contraire ce point de vue.

Un produit ou un processus ?

On remarque bien que le principal point d’achoppement entre ces deux définitions est la nature même de ce qui est visé par l’innovation disruptive : un produit, une idée (chez Dru) ou un processus (chez Christensen).

Aujourd’hui, ce sont le plus souvent des concepts, des idées ou des technologies qui sont taxés de « disruptifs ». On parlera ainsi du potentiel disruptif de la blockchain, de l’intelligence artificielle ou de la robotisation. Le plus souvent, ces différentes technologies se combinent pour améliorer les processus de production, offrir des services améliorés ou mettre au point de nouveaux produits. Au final, le support matériel qui permet de concrétiser ces différentes idées n’est plus, comme cela a pu l’être notamment aux premiers temps de l’informatique, la principale barrière à l’innovation. Mais ces développements sont-ils vraiment disruptifs ? Transforment-ils complètement le marché et suppriment-ils des produits ou services qui étaient jusqu’ici indispensables ?

Un boulersement du marché… et de nos vies

Pour les dernières décennies, on évoque souvent les mêmes exemples pour illustrer ce qu’est une innovation disruptive. Dans cette liste, on retrouve notamment le moteur à combustion interne, qui a rendu obsolète l’usage de chevaux comme moyen de locomotion, mais aussi le cinéma et la photographie numériques, qui ont eu le même effet sur les bobines de 35 mm et l’argentique. On pourrait aussi ajouter l’iPhone à cette liste : cet objet d’un nouveau genre a ouvert la voie aux smartphones dont tout le monde est aujourd’hui équipé, tout en enterrant les téléphones portables tels qu’on les connaissait.

On constate que, pour ces inventions, le marché a effectivement été profondément bouleversé. Le passage à la photographie numérique, par exemple, a rendu inutiles les différents éléments matériels nécessaires à la production massive de photographies argentiques (pellicules, produits de développement, etc.). Toute une industrie s’est donc redéployée, la photographie numérique reposant sur une tout autre technologie et d’autres éléments matériels. La numérisation de la photo a aussi rendu la pratique accessible à un plus grand nombre de personnes, et a démultiplié le nombre d’images en circulation, à la faveur du déploiement conjoint d’Internet…

Laisser du temps au temps

L’ennui avec les technologies souvent citées aujourd’hui pour être totalement disruptives – la blockchain, la robotisation, l’intelligence artificielle, etc. – est qu’elles ne se traduisent pas encore dans des réalisations concrètes qui transforment réellement le marché et l’industrie. Internet et tout ce qu’il a permis (e-commerce, encyclopédies, presse, banque, jeux en ligne, réseaux sociaux, ubérisation de différents secteurs, etc.) sont des réalisations concrètes qui découlent d’une technologie : l’invention de protocoles de transfert de données informatiques et la standardisation de ces protocoles pour permettre une communication mondiale.

La blockchain est une technologie qui a sans doute beaucoup de potentiel, mais les crypto-monnaies – qui sont l’une de ses « réalisations » concrètes – ont-elles durablement transformé le marché et l’industrie ? Cela ne semble pas être le cas. On peut peut-être estimer que la mise au point de voitures autonomes grâce à l’intelligence artificielle est ce qui ressemble le plus, aujourd’hui, à une innovation disruptive. Mais nous n’en sommes encore qu’au début de la concrétisation du potentiel énorme de l’intelligence artificielle et de l’exploitation des données.

Pour conclure, on doit donc reconnaître que de nombreuses technologies qui naissent aujourd’hui ont un potentiel de disruption important. Mais pour qu’elles produisent des effets concrets qui transformeront réellement le marché et notre vie, il faudra encore s’armer de patience. Et il faut être suffisamment honnête pour reconnaître que c’est toujours après coup qu’on peut affirmer que telle invention, telle technologie a permis de réaliser une telle transformation. Evitons donc de galvauder le terme, et gardonsle pour le bon moment !

Quentin Deuxant