L’entrepreneuriat féminin constitue un potentiel important pour l’économie des pays européens. Au Luxembourg, selon des chiffres du Global Entrepreneurship Monitor en 2015(1), la proportion d’entrepreneures parmi la population féminine (8,7 %) reste inférieure à celle de leurs homologues masculins (11,6 %). Cependant, un nombre croissant de femmes participent au dynamisme entrepreneurial, non seulement au Luxembourg où leur part est passée de 5 % en 2013 à presque 9 % en 2015, mais aussi au niveau mondial. La plupart gèrent de petites et moyennes entreprises (PME), qui représentent plus de deux tiers des emplois et de la valeur ajoutée créée par l’ensemble des entreprises privées dans le pays(2). La contribution des PME à l’économie luxembourgeoise et le potentiel des femmes entrepreneures en particulier sont donc cruciaux.

La plupart des travaux portant sur les manières de faire des affaires et de réseauter des femmes entrepreneures en soulignent essentiellement des aspects négatifs. Les femmes entrepreneures ont tendance à investir beaucoup de temps et d’énergie dans un nombre limité de relations, développant des liens forts avec leurs partenaires d’affaires, ce qui les empêche d’accroître la taille de leurs réseaux professionnels. Elles mobilisent aussi des logiques de réseautage plus affectives que rationnelles, limitant leur capacité à utiliser les ressources du réseau à leur avantage. Enfin, une certaine homogénéité en termes de composition sexuée mène à une surreprésentation de femmes dans leurs réseaux et les empêche de diversifier leurs contacts. Ces caractéristiques sont souvent présentées comme préjudiciables à la réussite entrepreneuriale des femmes, principalement définie en termes de performance et de croissance financières.

Or, une recherche menée en 2016 à l’Université du Luxembourg(3) montre un autre visage de l’entrepreneuriat féminin, basé sur des pratiques collaboratives, s’avérant particulièrement adaptées au contexte économique actuel. Face à un environnement complexe et concurrentiel, caractérisé par des changements rapides et de multiples attentes du marché, des femmes entrepreneures luxembourgeoises privilégient, avec succès, des stratégies de collaboration au sein de communautés d’organisations. Cette forme d’entrepreneuriat collaboratif suppose dès le départ la mise en commun de ressources et de compétences, une prise de risques conjointe afin de créer une valeur ajoutée à partir d’idées générées collectivement. Les caractéristiques distinctives des réseaux féminins – liens forts, composition féminine et approche relationnelle – apparaissent dès lors comme des atouts, et non des faiblesses, pour le développement de projets collaboratifs.

Ainsi, plutôt que la taille de leurs réseaux, la diversité des contacts ou l’utilisation de ressources à leur avantage, ces femmes entrepreneures privilégient la durée des relations, le partage de valeurs communes et des stratégies gagnant-gagnant avec leurs partenaires d’affaires.

Une vision à long terme

Le processus d’entrepreneuriat collaboratif est caractérisé par une progressivité dans la construction des relations, qui s’inscrivent dans la durée. Cette vision à long terme va de pair avec une connaissance mutuelle et une transparence importantes entre partenaires d’affaires. Ces différents éléments permettent de développer une communication efficace et une relation de confiance, rendant possible une prise de risque conjointe. Les femmes entrepreneures mettent l’accent sur la durée des collaborations et la continuité des divers projets initiés. Cette capacité de travailler en transparence, en confiance et dans la durée a tendance à être perçue comme une caractéristique plutôt féminine. Cette manière d’être en entrepreneuriat serait opposée à une vision traditionnelle, basée sur les résultats et profits à court terme uniquement, vue comme plus masculine. Ces perceptions expliquent en partie la tendance à entrer en contact et à développer des collaborations d’affaires plus facilement avec d’autres femmes qu’avec leurs homologues masculins.

Des valeurs économiques et sociétales communes

Un des leviers principaux de l’entrepreneuriat collaboratif réside dans le partage d’objectifs stratégiques, prenant racine dans un système de valeurs communes à la fois économiques et humaines. Ainsi, le respect mutuel, l’honnêteté intellectuelle ou encore l’éthique occupent une place prépondérante dans la manière dont ces femmes gèrent les affaires. Leurs objectifs stratégiques sont centrés sur l’activité économique et la rentabilité financière, mais comprennent également une dimension sociétale importante. Par exemple, certains concernent l’amélioration de l’image de l’entrepreneuriat, notamment féminin ; d’autres le soutien du parcours professionnel des jeunes générations. Ces objectifs sociétaux apparaissent dans leurs discours comme une caractéristique plus féminine que masculine, liée à leurs expériences sur le marché du travail en tant que femmes et à leur rôle d’éducation par rapport aux enfants et aux jeunes. Dès lors, les réseaux professionnels féminins sont vus comme un accélérateur pour leurs projets collaboratifs à visée économique et sociétale.

Des stratégies gagnant-gagnant

L’entrepreneuriat collaboratif est fondé sur une complémentarité forte au niveau des compétences et des rôles. Cette complémentarité permet d’éviter des problèmes liés à l’ego, perçu comme source de conflits et de compétition, et de s’appuyer sur les forces respectives de chaque partenaire. Les femmes entrepreneures insistent sur l’importance de connaître les intérêts et objectifs respectifs, faisant de la transparence leur leitmotiv. Elles définissent clairement et explicitement leur champ d’action, leurs objectifs, leurs intérêts et leurs rôles mutuels. Dans cette optique, il s’avère crucial de ne pas voir un partenaire d’affaires comme un moyen d’atteindre ses fins, mais de s’inscrire dans une relation gagnant-gagnant. Dans ce cadre, les hommes entrepreneurs sont souvent vus comme plus compétitifs, ce qui rend la communication et les relations d’affaires plus complexes et longues à mettre en place. De plus, les hommes ont tendance à développer des structures de plus grande taille, augmentant les risques perçus d’absorption et rendant donc plus difficile la création de collaborations d’affaires.

Quels impacts ?

Premièrement, l’entrepreneuriat collaboratif permet d’élargir sa perspective sur l’environnement et d’exploiter de nouvelles opportunités. Travailler en collaboration permet de mettre en commun différentes ressources-clés, en termes de connaissances, d’expertise, de méthodes de travail, de moyens financiers, de réseaux ou encore de notoriété. L’avantage est de pouvoir couvrir un marché de plus en plus diversifié et apporter des réponses flexibles, rapides et efficaces aux opportunités d’affaires qui se présentent, avec une plus-value économique. Deuxièmement, en s’alliant avec d’autres proposant des produits et services complémentaires, les entrepreneures accroissent leurs capacités d’innovation, renouvellent leur offre plus régulièrement et couvrent de nouveaux marchés, à la croisée de différents environnements. Troisièmement, au travers de leurs collaborations d’affaires, les femmes entrepreneures ont la possibilité d’influer de façon plus importante sur leur environnement et d'accroître leur impact tant économique que sociétal.

Ces observations nous amènent à reconsidérer les stratégies d’affaires des femmes entrepreneures sous un nouvel angle. Face à un contexte économique de plus en plus concurrentiel et changeant, l’entrepreneuriat collaboratif semble constituer une manière alternative et efficace de développer ses activités. Cette stratégie paraît particulièrement adaptée aux caractéristiques des femmes entrepreneures, de leurs entreprises et de leurs réseaux. En effet, les liens forts et les aspects relationnels qui définissent leurs réseaux professionnels permettent le développement de partenariats à long terme, basés sur la confiance et la transparence. Garder des structures à taille humaine, fonctionnant en réseau, favorise aussi une agilité organisationnelle et une rapidité d’action utiles dans le monde économique actuel, complexe et multiforme. Les femmes entrepreneures, au travers de leurs manières d’être en affaires et leurs pratiques de réseautage spécifiques, bousculent les idées reçues et construisent des modèles d’affaires innovants. Elles peuvent constituer un levier pour le développement de l’entrepreneuriat collaboratif et une source d’inspiration pour l’ensemble des entrepreneurs.

Dr Christina Constantinidis, Chercheuse, Université du Luxembourg, Centre for Research in Economics and Management (CREA).
Dr Christina Constantinidis, Chercheuse, Université du Luxembourg,Centre for Research in Economics and Management (CREA).

(1) Global Entrepreneurship Monitor : Luxembourg 2015/2016. Source : http://www.statistiques. public.lu/fr/publications/thematique/ entreprises/LuxGEM-2016/index.html.

(2) Rapport préparé pour la Commission européenne, 2014, Statistical data on women entrepreneurs in Europe. Source : http:// ec.europa.eu/DocsRoom/documents/7481.

(3) Cette recherche est basée sur une série d’interviews qualitatives approfondies avec des femmes entrepreneures au Luxembourg, menées de septembre 2015 à septembre 2016.