Depuis de longs mois, le télétravail est devenu commun pour de nombreux salariés. La crise sanitaire liée au COVID-19, qui s’éternise, tend à le pérenniser comme un mode de travail alternatif à l’issue de la pandémie. Du côté des employeurs, on réfléchit donc à l’instaurer durablement. La fin annoncée des mesures dérogatoires impose aux employeurs de se préparer à gérer les implications liées au télétravail des frontaliers découlant de la réglementation applicable en matière fiscale et de sécurité sociale. Entretien avec Janique Bultot, Partner et Julie Ratajczak, Senior Manager, chez Baker Tilly Advisory.

 

Janique Bultot, Partner, Baker Tilly Advisory.
Janique Bultot, Partner, Baker Tilly Advisory.
       
Julie Ratajczak, Senior Manager, Baker Tilly Advisory.
Julie Ratajczak, Senior Manager, Baker Tilly Advisory.

 

Depuis mars 2020, les autorités luxembourgeoises ont conclu des accords dérogatoires avec les États voisins en matière de télétravail, mais ceux-ci ne sont pas destinés à se perpétuer indéfiniment…

Dès le début de la pandémie, le Luxembourg et les pays frontaliers se sont mis d’accord sur le fait que le télétravail, imposé en raison de la crise sanitaire, constituait un cas de force majeure permettant le gel temporaire des jours de télétravail imposés aux frontaliers. En pratique, cela signifie donc que ces jours de télétravail ne sontpas à comptabiliser dans le calcul du seuil de tolérance tant au niveau fiscal que de la sécurité sociale. Ces accords sont qualifiés de « dérogatoires » dès lors qu’à défaut de tels accords, les frontaliers auraient en principe dû basculer, en raison du télétravail, sous le régime fiscal et de sécurité sociale de leur pays de résidence. La prolongation de ces accords dérogatoires depuis presque maintenant 2 ans(1) ne doit pas faire perdre de vue aux employeurs, qu’à la sortie de la crise sanitaire, les règles fiscales et de sécurité sociale qui prévalaient avant la crise seront de nouveau applicables aux frontaliers amenés à travailler depuis leur domicile.

Pouvez-vous nous rappeler quelles sont les règles fiscales censées s’appliquer, hors période COVID, lorsqu’un frontalier est amené à télétravailler ?

Sur base des conventions préventives de double imposition conclues bilatéralement entre le Luxembourg et ses pays voisins, les frontaliers belges, allemands et français travaillant pour le compte d’une société luxembourgeoise sont en principe imposables au Luxembourg à condition qu’ils exercent physiquement leur activité professionnelle au Luxembourg. Cela signifie que chaque jour de télétravail exercé par un frontalier serait censé être imposable dans son pays de résidence. Afin d’éviter une imposition dans le pays de résidence dès le 1er jour d’activité, les pays voisins ont progressivement concédé un seuil de tolérance permettant aux frontaliers de travailler un certain nombre de jours par an en dehors du Luxembourg (télétravail ou autre activité quelconque) sans déclencher une imposition dans leur pays de résidence. Ainsi, le seuil de tolérance en matière fiscale est de 29 jours par an(2) pour les frontaliers français, de 34 jours par an pour les frontaliers belges et de 19 jours par an pour les frontaliers allemands. Si le seuil de tolérance vient à être dépassé en cours d’année, le salarié devient imposable dans son pays de résidence sur le salaire en relation avec tous les jours prestés hors du Luxembourg depuis le début de l’année.

Pour le calcul du seuil de tolérance, tous les jours prestés en dehors du Luxembourg doivent-ils être pris en considération ou uniquement les jours de télétravail ?

Le sujet d’actualité étant le télétravail, on a donc tendance à oublier que tous les jours prestés en dehors du Luxembourg doivent être pris en considération dans le calcul du seuil de tolérance fiscale et non pas seulement les jours de télétravail. Cela concerne tant les jours considérés comme productifs (les missions, business trips, visites de clients, jours de télétravail, etc.) que les jours considérés comme non productifs (formations, activités sociales organisées par l’employeur, etc.). Tout employeur doit donc être attentif au fait qu’une fraction de journée en dehors du Luxembourg (qu’il s’agisse de télétravail ou d’une quelconque autre activité) compte, pour le calcul du seuil, comme une journée entière. D’où la nécessité pour l’employeur de se doter d’outils permettant le tracking des jours prestés hors du Luxembourg par ses salariés.

« La prolongation des accords dérogatoires depuis presque maintenant 2 ans ne doit pas faire perdre de vue aux employeurs, qu’à la sortie de la crise sanitaire, les règles fiscales et de sécurité sociale qui prévalaient avant la crise seront de nouveau applicables aux frontaliers amenés à travailler depuis leur domicile. »

Que se passe-t-il lorsque le seuil de tolérance est dépassé ?

En cas de dépassement du seuil, l’employeur est tenu de mettre en place ce que l’on appelle dans notre jargon, un split fiscal. En pratique, cela signifie que l’employeur devra limiter strictement la retenue à la source luxembourgeoise aux jours prestés physiquement au Luxembourg et exempter les jours de télétravail (voire potentiellement les autres jours prestés en dehors du Luxembourg). Si le télétravail est fixe (par exemple, tous les mercredis), l’employeur mettra en place le split fiscal dès le 1er mois d’entrée en vigueur du télétravail, en exemptant 20 % du salaire pour un salarié travaillant à temps plein. En revanche, si les jours de télétravail sont variables d’une semaine à l’autre, cela complexifie la gestion mensuelle du Payroll. L’employeur ne connaissant pas le nombre de jours de télétravail qui seront prestés par le salarié au cours de l’année d’imposition concernée, il ne lui sera pas possible de déterminer à l’avance si le seuil de tolérance fiscale sera dépassé ou non. Si le seuil de tolérance fiscale vient à être dépassé en cours d’année, l’employeur devra régulariser le calcul des salaires effectué jusqu’alors en vue d’exempter rétroactivement les jours de télétravail (ainsi que les potentiels autres jours d’activité hors du Luxembourg) qui ont été prestés par le salarié depuis le début de l’année. Il pourra, dans un second temps, estimer le nombre de jours d’activité que le frontalier prestera en moyenne par mois en dehors du Luxembourg (télétravail ou autre activité). Si cette estimation ne correspond pas aux jours effectivement prestés à l’étranger, l’employeur devra à nouveau régulariser rétroactivement le calcul des salaires, en fin d’année (et en tous cas, avant la clôture du Payroll), sur base du calendrier définitif retraçant les jours de télétravail ainsi que les autres jours d’activité prestés par le frontalier hors du Luxembourg.

En cas de dépassement du seuil de tolérance, comment devrait être imposé le frontalier dans son pays de résidence ?

Le salaire en relation avec les jours exemptés dans le Payroll luxembourgeois en raison des jours de télétravail devra faire l’objet d’une imposition dans le pays de résidence du frontalier, via la déclaration fiscale du salarié ou via la mise en place d’une retenue à la source suivant la législation applicable dans le pays de résidence du frontalier. Pour les frontaliers belges et allemands, l’employeur luxembourgeois disposant d’un établissement stable en Belgique/en Allemagne sera tenu de mettre en place une retenue à la source dans le pays de résidence du frontalier. A défaut, l’imposition se fera par le biais de la déclaration fiscale du frontalier. Pour les frontaliers français, les dispositions fiscales françaises prévoient que la partie du salaire correspondant aux jours de télétravail devra faire l’objet d’un prélèvement à la source via le mécanisme du PASRAU (prélèvement à la source pour autres revenus). Ce dispositif, mis en place en 2019, a été implémenté en vue de permettre aux employeurs étrangers ne disposant pas d’un établissement stable en France et ne versant aucune cotisation sociale en France, de déclarer et payer le prélèvement à la source sur la partie de la rémunération imposable en France. Par le biais de cette procédure, l’employeur luxembourgeois devra s’enregistrer auprès des autorités fiscales françaises et déclarer, pour chaque salarié concerné, la base mensuelle imposable en France et calculer le prélèvement à la source sur base d’un taux préalablement déterminé par l’administration fiscale française (ou en l’absence, sur base d’un taux neutre dit par défaut). La société luxembourgeoise pourra effectuer ces démarches depuis le Luxembourg, sans être soumise à l’obligation de désigner un représentant établi en France afin de l’assister dans cette procédure. À l’heure actuelle, la mise en place d’un tel mécanisme par les employeurs luxembourgeois pour un grand nombre de frontaliers français soulève de nombreuses difficultés d’ordre pratique qui font l’objet de nombreuses discussions sur la Place.

Qu’en est-il en matière de sécurité sociale ?

En principe, les frontaliers employés par une entreprise luxembourgeoise relèvent du régime de sécurité sociale luxembourgeois et sont affiliés auprès du Centre Commun de la Sécurité Sociale dès lors qu’ils exercent physiquement leur activité sur le territoire du Grand-Duché. Si le salarié frontalier est amené à prester son activité depuis son domicile privé, le régime de sécurité sociale luxembourgeois est en principe maintenu sous réserve que l’activité prestée dans le pays de résidence soit inférieure à 25 % du temps de travail du frontalier. En cas de dépassement de ce seuil, le salarié n’est plus soumis à la sécurité sociale luxembourgeoise, mais bascule sous le régime de sécurité sociale de son pays de résidence. L’employeur luxembourgeois doit alors s’enregistrer, puis enregistrer son salarié auprès des organismes de sécurité sociale du pays de résidence de ce dernier. En pratique, un shadow Payroll doit être mis en place dans le pays de résidence du salarié afin de calculer les cotisations sociales dues sur l’intégralité de la rémunération, aux taux applicables dans ce pays.

« Il est important de rendre attentifs les employeurs au fait que le maintien du régime de sécurité sociale luxembourgeois ne les exonère pas de procéder à un certain nombre de démarches administratives afin de couvrir l’activité des frontaliers prestée à domicile. »

Comment pensez-vous que les employeurs réagiront, une fois les mesures dérogatoires abolies en matière de sécurité sociale ?

Il est fort probable que les employeurs feront le choix de limiter le télétravail de leurs frontaliers à 1 jour par semaine afin de rester en deçà du seuil des 25 % et maintenir ainsi l’application du régime de sécurité sociale luxembourgeois. Cependant, il est important de rendre attentifs les employeurs au fait que le maintien du régime de sécurité sociale luxembourgeois ne les exonère pas de procéder à un certain nombre de démarches administratives afin de couvrir l’activité des frontaliers prestée à domicile. Les employeurs luxembourgeois devront demander auprès de l’organisme de sécurité sociale compétent du pays de résidence du salarié une décision confirmant la législation applicable (DLA), sur base d’un formulaire de pluriactivité complété individuellement pour chaque salarié concerné par le télétravail, auprès des autorités compétentes du pays de résidence du salarié. Une fois la DLA émise, le CCSS émettra un certificat A1 de pluriactivité (valable en principe un an) afin de couvrir l’activité du salarié dans son pays de résidence. L’employeur devra veiller à renouveler ce certificat tous les ans si le salarié continue à faire du télétravail.

Est-il envisageable de simplifier cette procédure dans le cadre du télétravail post-COVID ?

Les autorités luxembourgeoises et leurs homologues des pays voisins sont en train de réfléchir à des mesures visant à simplifier cette procédure qui s’avère lourde en pratique au regard du nombre de frontaliers susceptibles d’être concernés par la mise en place généralisée du télétravail post-COVID. Il semblerait que cette simplification soit une des problématiques qui sera portée à l’ordre du jour par la présidence française du Conseil de l’Union européenne qui a débuté le 1er janvier dernier.

(1) Jusqu’au 31.03.2022 en matière fiscale (avec possible reconduction jusqu’au 30.06.2022) et jusqu’au 30.06.2022 en matière de sécurité sociale.

(2) Dans le cadre de la 6 e Commission intergouvernementale pour le renforcement de la coopération transfrontalière qui s’est tenue le 19.10.2021, les gouvernements français et luxembourgeois ont affiché une volonté commune d’augmenter le seuil de tolérance fiscale à 34 jours. Des précisions complémentaires quant aux modalités de mise en place de ce nouveau seuil devraient intervenir prochainement.

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