Ces dernières décennies, les moteurs mais aussi les effets de la croissance du Luxembourg ont largement dépassé le cadre des frontières nationales. Cet essor économique et démographique s’est accompagné d’une profonde mutation du territoire transfrontalier dont le Luxembourg est la locomotive, dessinant progressivement une métropole « sans frontières » qui, pour « s’épanouir » durablement, nécessitera une stratégie politique cohérente avec les contours et les défis de ce territoire.

Une logique de codéveloppement pourrait largement contribuer à faire face aux défis économiques auxquels le « Grand Luxembourg » sera confronté et qui ne sauraient se résumer aux questions de mobilité. Les champs du développement économique et de la formation font partie de cette stratégie.

L’émergence d’un destin commun

Les relations d’interdépendance entre le Luxembourg et les territoires frontaliers se sont considérablement renforcées à tel point qu’il est aujourd’hui difficile d’envisager toute réflexion sur le développement économique et social du Grand-Duché sans prendre en compte les interactions avec ses voisins. Selon le degré d’intégration considéré, l’aire métropolitaine transfrontalière du Luxembourg peut se définir comme un territoire où vivent entre 1,3 million et 2,5 millions d’habitants.

En plus d’une interdépendance accrue qui paraît irréversible, le modèle de développement actuel se caractérise par une spécialisation croissante des territoires, accentuée par les effets de frontière. L’intégration transfrontalière génère indéniablement des opportunités, mais aussi et en l’absence d’un accompagnement approprié, des vulnérabilités pour ses différentes composantes, un constat qui appelle à nuancer le discours sur le caractère automatiquement « gagnant-gagnant » de ce modèle de développement.

Un nouveau cycle démographique qui pourrait changer la donne

Selon le STATEC, le Luxembourg pourrait compter en 2030 quelque 570.000 emplois, dont 270.000 occupés par des frontaliers, ce qui représenterait des hausses respectives de 32 % et 46 % par rapport à 2017. Or, ces scénarios ne tiennent pas compte des évolutions possibles de main-d’oeuvre réellement disponible (et qualifiée) dans les régions frontalières du Luxembourg. Les projections de population en âge de travailler compilées par le réseau des offices statistiques dessinent une tendance claire : d’ici 2030, le nombre d’actifs en âge de travailler baissera de 380.000 personnes dans la Grande Région, soit un recul de près de 6 %. La Rhénanie-Palatinat (- 10 %) et la Sarre (- 18 %) sont particulièrement touchées par cette baisse.

Si les projections disponibles ne sont pas suffisamment fines pour déterminer l’ampleur du phénomène dans les territoires où sont « traditionnellement » recrutés les frontaliers du Luxembourg, une population active en déclin est un réel risque pour l’économie du Luxembourg. Son modèle de croissance a en effet jusqu’à présent été très intensif en main-d’oeuvre, issue principalement de l’immigration ou de nouveaux frontaliers. La problématique des difficultés de recrutement est aujourd’hui fortement thématisée par les milieux économiques au Luxembourg, mais aussi dans les territoires frontaliers.

Cette « nouvelle donne » démographique pourrait faire évoluer les intérêts des responsables politiques et économiques des territoires voisins du Luxembourg vers une volonté de mieux « retenir » les actifs qualifiés dans leur région. Dans certains domaines comme l’artisanat ou les soins de santé, des déclarations ont déjà été faites en ce sens dans les régions voisines. Pour augmenter le potentiel de population active, le renforcement de la capacité de tout le territoire (Luxembourg et régions voisines), à attirer de nouveaux actifs audelà de la Grande Région ainsi qu’une stratégie de formation tenant compte des besoins du marché du travail transfrontalier apparaissent comme des leviers stratégiques d’intérêt commun pour le Luxembourg et ses voisins.

Codéveloppement : pourquoi ?

Le codéveloppement peut être compris comme une politique de coopération transfrontalière plus appuyée au sein du « Grand Luxembourg » dans le but de renforcer le caractère « gagnant-gagnant » de l’intégration territoriale. Il viserait au moins trois objectifs partagés par le Luxembourg et ses voisins : jouer sur des effets de « masse critique » pour augmenter l’attractivité du territoire, susciter une dynamique de convergence socio-économique, notamment en faisant émerger des pôles « secondaires » de développement et, enfin, accentuer l’investissement dans les territoires frontaliers. Pour le Luxembourg, le codéveloppement pourrait améliorer sa capacité à agir sur des problématiques d’intérêt direct pour son avenir (formation, mobilité, attractivité, etc.). Pour les régions voisines, il offrirait la possibilité de bénéficier davantage d’effets de diffusion du dynamisme économique du Grand-Duché. Il constituerait enfin une occasion de susciter l’adhésion de tous les acteurs à une vision commune pour l’avenir de ce territoire unique en Europe.

Vers une meilleure intégration du système de formation

Une meilleure intégration du système de formation dans un contexte de « guerre des talents » serait un pilier important de la politique de codéveloppement. Elle pourrait s’appuyer sur deux axes concrets.

Les coopérations dans l’enseignement supérieur se sont développées ces dernières années (Université de la Grande Région, partenariats bilatéraux pour l’accès au 2e cycle d’études de médecine, Diplômes initiés par la Chambre de Commerce en partenariat avec l’Université de Lorraine, etc.). Néanmoins, le développement de masters « codiplômants » lorsque la masse critique ne peut être atteinte dans un seul territoire de l’aire métropolitaine transfrontalière pourrait être accéléré. A titre d’exemple, cette logique pourrait permettre au campus de l’Université de Liège situé à Arlon de renforcer ses activités de formation supérieure dans des secteurs d’intérêt commun pour les deux pays, comme celui du bois où un projet est en cours. Sur le modèle du DFHIISFATES (coopération franco-allemande de la Hochschule für Technik und Wirtschaft des Saarlandes et de l’Université de Lorraine) regroupant environ 450 étudiants sur les sites de Metz et de Sarrebruck, la création d’une « école d’ingénieurs » franco-luxembourgeoise avec cette formule de coopération pourrait renforcer l’offre de formation dans un domaine stratégique à la fois pour la Lorraine et le Luxembourg.

La formation professionnelle (initiale et continue) est également un domaine stratégique dans lequel des initiatives communes pourraient participer à la logique de codéveloppement. Au-delà de la mobilité des apprentis facilitée par des conventions existantes, des investissements partagés dans des formations professionnelles binationales pourraient être étudiés. Une analyse des métiers en tension (personnel de santé, techniciens, etc.) gagnerait à être réalisée avec les partenaires frontaliers concernés pour détecter les domaines dans lesquels des coopérations dans le domaine de la formation seraient prioritaires. Enfin, d’une manière générale, des initiatives de rapprochement des organisations gérant des formations professionnelles pourraient aboutir à des synergies importantes, à l’image de la Cité des métiers du Grand Genève fonctionnant avec des centres associés côtés suisse et français.

Vincent Hein, économiste, Fondation IDEA asbl
Vincent Hein, économiste, Fondation IDEA asbl