Roland Gillet, professeur de finance à la Sorbonne et à l’ULB (Solvay) et expert au niveau international, est l’une des voix très critiques – et argumentées – concernant les plans européens d’aide. Dont il démontre que, de solidarité, ils sont absents. Interview.

Roland Gillet, professeur de finance à la Sorbonne et à l’ULB (Solvay), et expert au niveau international
Roland Gillet, professeur de finance à la Sorbonne et à l’ULB (Solvay), etexpert au niveau international


A vous entendre, l’UE a tout faux dans ses plans d’aide, surtout à la Grèce et à l’Espagne. Pourquoi?

La réalité est que l’Europe a juste permis de gagner du temps en se substituant aux marchés financiers en périodes de stress, c’est-à-dire en permettant aux Etats fragilisés de se refinancer tout en gagnant de l’argent sur leur dos. Certains parlent encore de solidarité alors qu’il n’en est nullement question. Et ce sont les citoyens des pays concernés qui en paient le prix fort.

Pourquoi ?

Tout simplement parce que, pour le moment, la Grèce et l’Espagne font gagner de l’argent aux Etats les mieux lotis de l’Union. En effet, ces Etats empruntent à des taux inférieurs à celui auquel ils prêtent à ces deux pays, même si ces prêts se font via des institutions européennes. L’Europe parle de solidarité simplement parce qu’elle prête à un taux moins élevé que celui des marchés financiers. Mais ses membres les plus robustes font jusqu’à présent une très bonne affaire à des taux plus bas que ceux auxquels ils reprêtent, et le transfert finit par aller du budget des Etats les plus fragilisés vers celui des plus riches. Tant que les pays aidés ne font pas défaut…

Le risque de défaut existe-t-il ?

Je constate que la seule fois où la Grèce a failli faire défaut, les financiers ont accepté « de leur plein gré » de renoncer à une partie de leurs engagements, pour éviter un défaut qui aurait ainsi eu des conséquences catastrophiques pour les prêteurs étatiques notamment. Ça pourrait presque faire sourire tant la situation est ubuesque. Mais, derrière ça, il y a des gens qui ne mangent plus à leur faim ou encore des ménages et des jeunes non seulement privés d’emploi mais aussi d’espoir.

Pour le moment, l’Espagne va un peu mieux. C’est exact, mais c’est surtout grâce à une excellente saison touristique, les vacanciers allant moins dans les pays peu sécurisés autour de la Méditerranée. L’aide européenne n’y est pour rien. Sans oublier que, lorsque l’on observe que le taux de chômage chez les jeunes Espagnols est un peu moins élevé, on « oublie » souvent de préciser que l’Espagne a investi pour former des gens de très haute qualité qui, depuis la crise, ont dû se tourner vers l’horeca pour trouver de quoi maigrement subvenir à leurs besoins. Et, résignés, ces gens partent à l’étranger où ils sont souvent récupérés à des salaires bradés. Ce faisant, on appauvrit plus encore l’Espagne. Si ça, c’est de la solidarité…

Mais les situations grecque et espagnole sont très différentes…

En effet. La Grèce a souvent très mal géré ses finances publiques. Mais il fallait alors se poser des questions bien plus tôt, lorsqu’elle est entrée dans l’UE. En début de crise, en 2008, ce pays n’en sortait déjà pas avec un taux d’intérêt moyen sur sa dette de 3,5 %. Et on lui a prêté alors à du 7 %, soi-disant pour que le pays sorte de l’impasse et parce que c’était mieux que les 15 % du marché financier. Puis l’on s’étonne d’une chose pas du tout étonnante, à savoir que la Grèce finit par aller encore moins bien qu’avant, avec une spirale négative qui tire son PIB vers le bas, une économie qui se délite encore plus et un peuple à qui l’on impose des mesures d’austérité humainement intenables et, pour certaines, de plus, économiquement contreproductives.

En Espagne, la gestion des finances publiques était bien plus saine. La crise est venue de l’immobilier, pas que résidentiel, car d’énormes travaux d’infrastructures, parfois surdimensionnés, sont aussi en cause. Mais ces investissements étaient pour la plupart soutenus par des fonds FEDER et ce sont souvent de grosses entreprises européennes qui ont encaissé cet argent qui n’a fait que brièvement transiter par l’Espagne. Là, déjà, les responsabilités sont partagées. Or, pour le moment, les Espagnols continuent à en assumer seuls le fardeau. En 2006, l’Espagne avait encore un rapport dette/PIB meilleur que celui de l’Allemagne. Or, eux qui n’ont pas titrisé leurs créances immobilières et qui sont restés honnêtes, se sont vu appliquer le même « remède » qu’à la
Grèce, avec des prêts à des taux certes un peu moins élevés, mais toujours usuriers, tout en veillant à ce qu’ils s’en sortent seuls.

Pourquoi tous deux marquent-ils alors leur satisfaction ?

Tout simplement pour éviter de nouveaux plans d’aide avec leur dose additionnelle d’austérité, tout en espérant recourir aux marchés financiers pour leurs nouveaux emprunts. Les marchés ne conditionnent pas a priori leurs recours à des mesures d’austérité afin de couvrir le paiement des intérêts. C’est quand même révélateur que ces pays finissent par préférer le recours aux marchés financiers à l’« aide européenne ».

Raison pour laquelle vous mettez toujours le citoyen au coeur de vos démonstrations ?

Ma sensibilité est certes exacerbée parce que mes missions là-bas m’amènent à voir des gens dans un dépit total. Je rappelle que les systèmes d’éducation et de santé ont, au nom d’une austérité excessive et souvent brutale, été très gravement mis à mal. En Espagne, une personne qui souffre d’un cancer doit souvent patienter un an entre le diagnostic et son traitement. Inutile de dire que, dans ces conditions, son espoir de vie est très réduit. En Grèce, les retraités n’ont souvent plus de quoi se nourrir en fin de mois et l’enseignement ne fonctionne plus, etc. On pourrait multiplier les exemples. Pour mémoire, l’Espagne n’est qu’à 1.500 km de chez nous. Voyant ce que l’on peut parfois y observer, on peut presque parler de « génocide » tant certaines situations sont humainement intolérables chez ce partenaire de ce beau projet d’UE.

Angela Merkel, qui pensait qu’il fallait transférer avec maîtrise et non prêter l’argent sans plan ciblé, avait-elle raison ?

Oui, et la condition était de faire le travail de redressement avec ces pays, et non de leur imposer seulement des coupes budgétaires brutales à implémenter seuls, tout en leur faisant comprendre ensuite qu’ils sont par trop ineptes, corrompus, etc. Comme si ce populisme était notre unique réponse alors que, dans nos pays aussi, de lourds problèmes attendent encore d’être adressés.

Jamais je n’ai voulu apparaître comme un redresseur de torts ni un donneur de leçons. Je regarde les problèmes et tente d’analyser ce qui est fait et les conséquences attendues, chiffrées et humaines. Je remarque que de plus en plus de personnalités européennes commencent à partager mon discours, de même que d’autres économistes. A considérer en outre le réel risque d’insurrection sociale, on ne pourra plus longtemps se permettre de tergiverser.

Nos Etats avaient-ils les moyens financiers du don ?

Indiscutablement, oui. Prenez le cas de l’Espagne. Il lui faudra sans doute à peu près 100 milliards EUR pour combler le trou laissé dans les banques par les ménages faillis et la crise immobilière. 100 milliards, les Belges ont plus de deux fois et demi ce montant sur leurs livrets d’épargne. Rien que les Belges… 100 milliards, c’est 0,1 % du PIB européen. Donc, dégager 100 milliards, c’est parfaitement réalisable et réaliste. Pour mémoire, l’Espagne est aussi la 4e économie de la zone euro. Donc, se donner les moyens d’avoir la certitude de réussir – via un transfert ciblé tout en travaillant alors avec eux au redressement – apparaît bien plus important et judicieux que de prendre un risque de spirale dévastatrice et de chaos social.

Si, aujourd’hui, on avait transféré – comme ça se fait dans toute union politique et monétaire digne de ce nom, telle aux Etats- Unis ou aux Emirats Arabes Unis – tout en mettant des conditions strictes d’assistance sur place, on aurait gagné en crédibilité et, surtout, en efficacité. Mais, quand Angela Merkel a dit qu’il valait mieux transférer sous conditions, certains ont préféré hypocritement crier à l’ingérence en préférant égoïstement prêter à taux d’usure

La position de l’Union, voire de la Commission, évolue-t-elle ?

Je n’ai vraiment pas l’impression que les politiques que je rencontre, de quelque pays qu’ils soient, ne prennent pas mes propos au sérieux. Je constate aussi que c’est la Commission qui dit le plus – mais sans en avoir réellement le pouvoir – qu’il faut plus d’Europe. Ce qui veut dire aussi plus de solidarité et de budget commun. La Commission ne peut souvent qu’appliquer les décisions prises lors des sommets où certains grands Etats ont de facto le pouvoir. Bien sûr, tout est très compliqué car il y a beaucoup d’Etats membres et pas de gouvernement européen. Il y a bien
un Parlement. Espérons qu’un jour l’Europe se dote d’un vrai président et d’un gouvernement à la hauteur de ses ambitions et de ses nombreux défis.

Propos recueillis par Marc Vandermeir