Le livre, voilà un marché de masse. En 2018, ses ventes mondiales ont généré 128 milliards USD de revenus. Dématérialisé, il rencontre un succès marginal. En France, les ventes numériques tutoient à peine les 7 % du chiffre d’affaires total des éditeurs. Le livre ferait-il exception à la digitalisation ?

En format broché ou relié, il est leader culturel et économique ; en version numérique, il est niche. Alors que l’on pensait qu’aucune digue ne résisterait éternellement aux vagues de l’ubérisation, le livre se joue du digital au point de faire l’exception. La filière culturelle du livre et le monde de l’édition ont pourtant entamé cette révolution depuis de nombreuses années. Aux assisses du livre numérique du 3 décembre 2018, on parle d’expérience renouvelée à la faveur d’un dialogue entre un lecteur et un personnage chatbot de Molière mu par une intelligence artificielle. Malgré tout, les éditeurs français font preuve de prudence sur le numérique : ceux qui ne disposent pas encore d’offre numérique n’ont plus de projets à court terme selon le baromètre de l’offre de livres numériques en France du cabinet KPMG. Politiques de prix sensibles et contrat de lecture bouleversé sont les protagonistes de l’épopée numérique du secteur de l’édition.

Le livre numérique, une affaire de grands lecteurs

A l’occasion de Livre Paris 2019, le Syndicat National des Editeurs, la Sofia, la SGDL et le cabinet Opinion Way ont rendu public le baromètre des usages du livre numérique. Premier constat : la lecture numérique est une activité de grands lecteurs. En effet, 16 % des lecteurs de livres numériques lisent au moins 20 livres par an. Et, 74 % d’entre eux ont aussi lu un livre imprimé au cours du mois précédent. Parmi les supports utilisés, l’ordinateur portable est en pole position avec un taux d’utilisation de 40 %. La tablette, quant-à-elle, est plébiscitée par 38 %, talonnée par le smartphone à 37 %. La lecture de livres numériques s’opère de plus en plus sur une diversité de supports, y compris pour la lecture d’un même titre. Ils sont près de la moitié à  utiliser différents supports.

En matière d’usage, les marchés ne sont pas égaux. Au Japon, par exemple, le téléphone mobile est devenu un incontournable de la lecture de livres numériques au point d’en devenir une forme d’écriture à part entière. Le Keitai Shosetu ou roman de téléphone portable, inspiré du roman épistolaire, s’est développé pour répondre au format de l’écran du téléphone et à la capacité de stockage des appareils.

En Europe, c’est le livre audio qui entame une percée significative. Ils sont désormais 14 % de la population française âgée de 15 ans et plus à déclarer avoir déja écouté un livre audio, contre 22 % pour le livre numérique.

Un marché price sensitive et une qualité discutable

Coté expérience, le livre numérique a tout pour plaire. Plébiscité. pour sa facilité de stockage et de transport, il disposerait, selon Amazon, d’une sélection de plus d’un million de titres (principalement en anglais) et d'un large éventail de journaux et de périodiques nationaux et internationaux. En outre, Amazon fournit un accès à 1,8 million de livres gratuits appartenant au domaine public. Alors, comment le livre numérique peut-il encore être un marché émergent ? Les principaux freins à la démocratisation de ce marché sont à chercher du côté de la politique de prix et de la qualité.

Le prix de vente au public d’un livre neuf, imprimé ou numérique, est fixé par l’éditeur. Cette règlementation confère à ces derniers un contrôle total sur le prix des ouvrages. Dans les faits, Un appartement à Paris de Guillaume Musso, roman le plus vendu sur le marché français, revient à 8,10 EUR en version poche contre 12,99 EUR pour l’e-book. Face à une politique de pricing sensible, pas étonnant que le lecteur peine à passer de l’imprimé au numérique.

Autre préoccupation pour l’avenir de la culture littéraire : certains livres électroniques ne sont pas tous soumis au regard et à la critique de l’éditeur traditionnel. Il est compliqué pour un nouvel auteur d’être publié par des éditeurs traditionnels. Cette réalité limite la volonté. des éditeurs traditionnels de publier et d’absorber les coûts d’un ouvrage expérimental. Les livres numériques rendent ainsi la publication et la distribution des livres expérimentaux plus accessibles.

Un contrat de lecture modifié

Le débat actuel tend à se porter sur l’activité de lire, c’est-à-dire l’interaction que le lecteur entretient avec le texte et ce que la lecture signifie dans un contexte dématèrialisé. Dans un monde numérisé, le texte est à la fois primaire et secondaire, premier plan et arrière-plan. Dès lors, dans quelle mesure notre lecture est-elle transformée par le livre numérique ?

Lire un texte, c’est activer un " ensemble d’attentes " par rapport à ce texte. Selon le théoricien Hans Robert Jauss, tout texte d’attente, c’est-à-dire dans l’ensemble des textes antérieurs dont les lecteurs ont l’expérience. L’horizon d’attente est en devenir ; il est sans cesse redéfini par l’écart esthétique qui peut survenir entre le texte et l’attente des lecteurs. En d’autres termes, le texte s’inscrit dans un contexte de communication graphique. Il utilise des indices fournis par la mise en page et les autres éléments typographiques qui font eux-mêmes appel à des outils cognitifs mentaux que sont les schèmes de décodage des signes alphanumériques, et les schèmes d’organisation de ces signes en mots, phrases et paragraphes.

L’activité de lecture telle que décrite ne peut, dès lors, que se dérouler selon un contrat de lecture. Avec le livre numérique, l’écran devient le lieu d’interaction entre le lecteur et l’oeuvre. Le lecteur doit ainsi se construire de nouveaux repères, mettre en place une nouvelle grille de lecture et mémoriser des passages ou des détails. Aujourd’hui, un texte, même ancien, débute une nouvelle carrière lorsqu’il est numérisé. Il perd son paratexte, c’est-à-dire « une frange sans limites exactes qui assure une fonction de passage du hors-texte au texte et vice versa », comme l’indique le critique littéraire Gérard Genette. Selon cette conception, le livre électronique modifie radicalement le paratexte en s’affranchissant de sa forme papier. Or, un livre numérique n’est pas totalement dépourvu de forme. Nous avons besoin d’un support pour le lire. Un lecteur numérique devient donc partie intégrante du paratexte. De facto, le lecteur entre dans une relation compliquée avec un fabricant, qui vient avec les termes et conditions qui lui sont imposés. Nous pouvons le lire sur divers appareils, mais nos options sont limitées. Les formats utilisés par Amazon Kindle sont exclusifs. En modifiant le format dans lequel le livre est lu, les supports de lecture numériques changent la nature du livre et notre manière de le lire. Les notions de conservation, de stockage et de propriétés à l’objet en sont également bouleversées.

Au fond, acheter un livre numérique est en fait une forme de bail à long terme, il impose toujours des limites et des restrictions d’utilisation. A titre d’exemple, en juillet 2009, Amazon a supprimé les livres électroniques des utilisateurs de la Kindle 1984 et Animal Farm de George Orwell, invoquant des droits d’auteur. L’e-book est, dans ce contexte, ramené à un code informatique qui affiche du texte et des images sur un support numérique. Alors, comment gérer l’adaptation de ces oeuvres aux nouvelles générations d’appareils ? Si nous pouvons toujours lire des textes imprimés datant du siècle dernier, pourrons-nous en faire de même avec nos livres numériques, alors que plus aucun appareil ne lit de CD-ROM ?

Steve Boukhers, Storyteller, Analyste digital et Marketeur, SBK Com’sulting
Steve Boukhers, Storyteller, Analyste digital et Marketeur, SBK Com’sulting