Comment les formations, professionnelles, mais aussi scolaires et universitaires, peuvent-elles atténuer les déséquilibres sur le marché du travail ? Cette question avait été débattue à l’occasion d’une conférence organisée en ligne le mardi 1er décembre 2020 par la fondation IDEA asbl et l’UniGRCenter for Border Studies(2) suite à la publication des cahiers n° 2 et 3 de la Grande Région(3).

On le sait, la formation peut revêtir différentes formes et expressions (formation initiale ou professionnelle, formation par alternance, apprentissage, formation continue…). Ces formations ont un même objectif en fin de compte, celui de répondre à des besoins en compétences, en qualifications du marché du travail. En contribuant à élever les niveaux de formation, de qualification des actifs, à les aider à acquérir une maîtrise des savoirfaire dans leur domaine professionnel, la formation permet ainsi d’ajuster les caractéristiques socioprofessionnelles des salariés aux besoins de l’économie. Au niveau de l’entreprise, la formation permet d’améliorer l’adaptation du salarié à son poste de travail. Mais de quels déséquilibres du marché du travail parlet- on ? Et pour quels projets de formation professionnelle pour la Grande Région ?

Trois déséquilibres du marché du travail dans la Grande Région qui vont s’amplifier

Le premier déséquilibre concerne d’un côté des besoins croissants de maind’oeuvre et, de l’autre côté, des ressources humaines de moins en moins disponibles sur le marché du travail en raison des projections de population (à la baisse). C’est ce que connaissent déjà par exemple la Sarre et la Rhénanie-Palatinat. Le second déséquilibre se rapporte à un décalage à traiter entre d’un côté des métiers en tension plus nombreux (c’est-à-dire des postes difficiles à pourvoir pour les entreprises, car ces qualifications commencent à manquer sur le marché du travail) et, de l’autre côté, des niveaux de chômage élevés dans certains secteurs ou pour certaines catégories de main-d’oeuvre (les jeunes et les seniors par exemple dans la Région Grand Est et en Wallonie).

Enfin, le troisième déséquilibre, certainement le plus complexe à résoudre, concerne le décalage entre les besoins immédiats de l’économie réelle en termes de qualifications et de compétences dans un environnement concurrentiel et les temps de production de ces dernières dans la sphère de la formation initiale et professionnelle pour répondre à ces besoins.

Ces désequilibres sont renforcés dans une situation transfrontalière par les aspects linguistiques ou encore la difficulté de reconnaissance de certains diplômes. Pour chacun de ces déséquilibres, la formation peut constituer une solution. Dans un environnement économique et social évolutif, voire imprévisible, l’importance de la formation est une réalité qui s’impose à toutes nos régions frontalières. Par exemple, au Luxembourg, les actions faisant l’objet d’une demande de cofinancement(4) pour formation professionnelle ont littéralement triplé depuis 2007 selon l’observatoire de la formation (Ben Salem et Durand, 2020).

Mais ces formations durent en moyenne 5 heures en 2017 contre 8,9 heures en 2007, une baisse du nombre d’heures de formation qui peut s’expliquer notamment par un besoin accru pour les entreprises de disposer rapidement de salariés opérationnels. Certaines de ces actions de formation s’imposent aussi du fait des obligations réglementaires nouvelles/ supplémentaires dans le domaine de la sécurité en Technique/métiers, en Qualité, ISO et sécurité (industrie, construction). Ce sont les actions de formation dans le domaine de la Finance, comptabilité et droit qui connaissent la plus forte progression. Il s’agit en effet des domaines professionnels qui figurent parmi les 180 métiers en tension recensés par un rapport récent de l’EURES (2018). Ces formations représentent environ un cinquième de l’ensemble des demandes de cofinancement (19 % en 2017 soit + 8 points par rapport à 2007).

Pigeron-Belkacem-Hein
Les enjeux de la mutation technologique vont impacter aussi bien les contenus des domaines professionnels, leurs frontières que les modèles organisationnels du travail. D’autres projets de formation concernent la nécessité de développer les compétences transversales chez les actifs et des compétences qui puissent être transférables d’un territoire à l’autre de la Grande Région.

Les territoires de la Grande Région capables d’invention

Les pratiques de formation professionnelle dans la Grande Région s’inscrivent dans des schémas régionaux très différents en raison des évolutions historiques et culturelles propres à chaque pays. Les territoires de la Grande Région ont su néanmoins démontrer leur capacité de créativité, d’invention de dispositifs de formation en transfrontalier. Le développement de ces actions de formation professionnelle s’est inscrit dans trois mouvements très complémentaires, caractérisés tout d’abord par une volonté politique dans un cadre supranational européen, des initiatives localisées favorisées par la coopération transfrontalière de proximité et par un mouvement de professionnalisation des formations initiales. Différents dispositifs de formation professionnelle en alternance sont nés de ces initiatives. En 2014, entre le Conseil régional de Lorraine et le Land de la Sarre, un accord cadre pour la coopération transfrontalière en formation professionnelle initiale et continue est signé. Il fera office de modèle pour beaucoup d’autres initiatives par la suite. La même année, associant toutes les composantes de la Grande Région, un accord-cadre relatif à la formation professionnelle en transfrontalier est signé le 5 novembre 2014 à Trèves.

Ce dernier va contribuer à définir un cadre légal pour toutes les actions de formation en transfrontalier. Dans le même sens, un accord de coopération dans le domaine de l’apprentissage est signé le 26 mai 2015 par les ministres français et luxembourgeois. Par ailleurs, le traité d’Aix-la-Chapelle est signé le 22 janvier 2019 par la chancelière allemande et le président de la République française, 56 ans après le traité de l’Élysée, et vise à renforcer la coopération transfrontalière et les liens culturels entre les deux pays. De nombreux dispositifs existent comme le diplôme d’infirmier franco-allemand depuis 2015, des programmes de formation en apprentissage entre le lycée professionnel de Sarreguemines et des entreprises sarroises (Globus, Möbel Martin, usine Michelin), voire la création d’une école transfrontalière de la seconde chance en 2009 dans le cadre d’un projet INTERREG IV-A GR). On peut ajouter le programme Smart energy 4.4 depuis 2018. Ce dernier vise la formation continue et l’intégration transfrontalière des travailleurs qualifiés dans la Grande Région. Il concerne le domaine de l’efficacité énergétique, le stockage de l’énergie et la gestion énergétique, des sujets d’actualité.

Ce programme associe les quatre pays de la Grande Région(5). Ou encore on peut retenir le programme FagA/CAMT (Centre d'Aide à la Mobilité Transfrontalière). L’objet de ce programme est d’augmenter la mobilité transfrontalière en proposant des stages et des expériences dans le pays voisin(6). Dans le même sens, un partenariat entre le Conservatoire national des arts et métiers (Cnam) et la Hochschule für Technik und Wirtschaft des Saarlandes (HTW), sous l'égide de la Communauté d'agglomération de Forbach Porte de France, a mis en place deux formations dans le domaine de l'économie de la santé, celui de Gestionnaire d'établissements médicaux et médico-sociaux et celui du Management des institutions sanitaires et sociales en Grande Région ainsi que la mise en place d'un séminaire de formation Sensibilisation à la communication interculturelle, qui a débuté en juillet 2011.

À ces initiatives, nous pouvons ajouter un net mouvement de professionnalisation des contenus de formations initiales universitaires ou post-bac, visant également à alimenter le marché du travail transfrontalier. Entre le Luxembourg, la Wallonie et la Lorraine, la moitié de l’offre de formation dans le supérieur est dédiée à des formations courtes professionnalisantes (AGAPE, 2018) comme par exemple la licence professionnelle sur les métiers de la comptabilité construite par l’IUT Henri Poincaré de Longwy et la Chambre des salariés du Luxembourg. Comme on peut le voir, les initiatives sont nombreuses et montrent qu’il y a de réelles attentes en matière de coopération transfrontalière. Dans ce contexte de déséquilibres du marché du travail transfrontalier, quels projets de formation professionnelle privilégier ?

Le premier déséquilibre concerne d’un côté des besoins croissants de main-d’oeuvre et, de l’autre côté, des ressources humaines de moins en moins disponibles sur le marché du travail en raison des projections de population (à la baisse). Le second déséquilibre se rapporte à un décalage à traiter entre d’un côté des métiers en tension plus nombreux (c’est-à-dire des postes difficiles à pourvoir pour les entreprises, car ces qualifications commencent à manquer sur le marché du travail) et, de l’autre côté, des niveaux de chômage élevés dans certains secteurs ou pour certaines catégories de main-d’oeuvre (les jeunes et les seniors par exemple dans la Région Grand Est et en Wallonie). Enfin, le troisième déséquilibre, certainement le plus complexe à résoudre, concerne le décalage entre les besoins immédiats de l’économie réelle en termes de qualifications et de compétences dans un environnement concurrentiel et les temps de production de ces dernières dans la sphère de la formation initiale et professionnelle pour répondre à ces besoins.

Des enseignements de la crise sanitaire à tirer …

Avec la crise sanitaire, le télétravail a joué un rôle important comme amortisseur de la crise. En effet, en déplaçant le poste de travail au domicile de bon nombre de salariés, cette crise a éclairé l’urgence de la maîtrise des outils numériques et les besoins de formation dans ce domaine. De plus, la digitalisation croissante du travail et de son environnement impose des actions régulières de formations aux nouveaux outils numériques et surtout à leur sécurisation. C’est ce que note par exemple le rapport de l’OIE sur le sujet. Celui-ci insiste sur la nécessité de donner la priorité aux qualifications des actifs salariés dans le domaine de la transition numérique (Holz-Imbert, 2020). Les enjeux de la mutation technologique vont impacter aussi bien les contenus des domaines professionnels, leurs frontières que les modèles organisationnels du travail.

D’autres projets de formation concernent la nécessité de développer les compétences transversales chez les actifs et des compétences qui puissent être transférables d’un territoire à l’autre de la Grande Région. Un salarié détient en effet trois types de compétences. Les compétences de base sont communes à tous les salariés : savoir écrire, parler, compter. Les compétences spécifiques sont détenues généralement par les salariés qui ont une formation précise et/ou une expérience dans un domaine professionnel ou un métier. Ils connaissent les règles, les normes, les pratiques, les usages de ce métier.

Les compétences transversales renvoient à des compétences transférables qui permettent l’accomplissement de tâches pouvant s’inscrire dans différents domaines d’activité ou différents métiers. Elles favorisent par exemple la polyvalence au sein des entreprises sur plusieurs métiers ou encore la transférabilité des qualifications d’une entreprise à une autre, voire d’un territoire à l’autre. Une approche en termes de compétences permet alors d’identifier celles que détient un salarié dont il n’a pas forcément connaissance. Elle offre ainsi des possibilités d’affectation des travailleurs sur les postes de travail plus larges qu’une approche en termes de qualification. Il s’agit également de transférabilité des compétences d’un territoire à un autre via la reconnaissance des formations, de leurs contenus et des diplômes. Cela nécessite alors de connaître les usages, les règles et les pratiques des domaines professionnels du territoire voisin.

Vers plus d’intégration des politiques de formation professionnelle dans la Grande Région

L’intégration des politiques de formation nécessiterait d’atteindre différents objectifs. Le premier consisterait à identifier et anticiper les priorités partagées en matière de formation à l’échelle d’un bassin d’emploi transfrontalier, par exemple. Le second objectif consisterait en une mise en réseau des acteurs potentiellement concernés, à l’image de la coopération universitaire rendue possible par la création d’une structure à gouvernance propre (comme l’Université de la Grande Région) et soutenue politiquement à l’échelle de la Grande Région. Elle pourrait servir d’exemple et être « dupliquée » à d’autres acteurs comme ceux opérant en matière de formation professionnelle, initiale et continue.

Le troisième objectif consisterait à rechercher l’optimisation des moyens disponibles pour augmenter le potentiel de formation, en augmentant les synergies mais aussi les cofinancements. Il est possible d’envisager la création des structures de formation communes à haute valeur symbolique et servant d’exemple de bonnes pratiques. Ces structures pourraient être réalisées dans un cadre de coopération bilatéral, sur le modèle, par exemple du DFHI-ISFATES (coopération franco-allemande de la Hochschule für Technik und Wirtschaft des Saarlandes et de l’Université de Lorraine) regroupant environ 450 étudiants sur les sites de Metz et de Sarrebruck, ou du Schengen Lyceum de Perl, un établissement d’enseignement secondaire germano-luxembourgeois comportant des éléments ancrés dans les deux systèmes d'enseignement. Des initiatives issues d’autres régions frontalières pourraient également être étudiées comme certains cursus de l’Université Franco-Allemande qui, à titre d’illustration, propose un cursus International Business Management trinational entre la France, la Suisse et l’Allemagne(7).

En définitive, aller vers plus d’intégration des politiques de formation régionales permettrait d’apporter des réponses rapides à des besoins identiques en qualifications et en compétences des différents côtés des frontières, dans une économie qui tourne de plus en plus vite…

Isabelle Pigeron-Piroth Université du Luxembourg, UniGR-Center for Border Studies

Vincent Hein Fondation IDEA asbl

Rachid Belkacem Université de Lorraine, UniGR-Center for Border Studies

Biographies

Isabelle Pigeron-Piroth est économiste, chercheure à l’Université du Luxembourg depuis 2003 et membre de l’UniGR-Center for Border Studies. Ses principaux domaines de recherche sont l’emploi et les mobilités en contexte transfrontalier. Ses recherches concernent les marchés du travail transfrontaliers et leurs impacts et enjeux sur le développement transfrontalier au sein de la Grande Région Saar-Lor-Lux. Elle a notamment édité avec Rachid Belkacem Le travail frontalier au sein de la Grande Région Saar-Lor-Lux : Pratiques, enjeux et perspectives aux Presses Universitaires de Nancy.

Vincent Hein est économiste au sein de la Fondation IDEA asbl, un laboratoire d’idées créé par la Chambre de Commerce du Luxembourg. Depuis 2016, ses travaux au sein de la Fondation IDEA ont porté sur les politiques de Recherche et Développement, et d’Innovation, sur la transition énergétique et la mobilité ainsi que sur la coopération transfrontalière dans l’aire métropolitaine transfrontalière du Luxembourg. Récemment, il a écrit plusieurs études et contributions portant sur le thème du codéveloppement transfrontalier.

Rachid Belkacem est maître de conférences en Économie à l’Université de Lorraine. Il est membre du Laboratoire Lorrain des Sciences Sociales (2L2S – Université de Lorraine) et de l’UniGR-Center for Border Studies. Son champ de recherche concerne le développement des nouvelles formes d’emploi dans une optique comparative internationale et transfrontalière. Il s’intéresse également aux dynamiques de développement des marchés du travail transfrontaliers en Europe.

L’intégration des politiques de formation nécessiterait d’atteindre différents objectifs. Le premier consisterait à identifier et anticiper les priorités partagées en matière de formation à l’échelle d’un bassin d’emploi transfrontalier, par exemple. Le second objectif consisterait en une mise en réseau des acteurs potentiellement concernés, à l’image de la coopération universitaire rendue possible par la création d’une structure à gouvernance propre (comme l’Université de la Grande Région) et soutenue politiquement à l’échelle de la Grande Région. Le troisième objectif consisterait à rechercher l’optimisation des moyens disponibles pour augmenter le potentiel de formation, en augmentant les synergies mais aussi les cofinancements.

(1) Cette contribution est tirée d’une étude qui sera prochainement publiée par les auteurs (septembre-octobre 2021) sous la référence : Formation et marché du travail transfrontalier : quelles pistes face aux déséquilibres croissants ? in UniGR-CBS Policy Paper, Vol. 3 (http://cbs.uni-gr.eu/fr/ressources/publications/policypapers).

(2) Voir https://www.fondation-idea.lu/2020/12/04/retour-sur-la-conference-debat-cahiers-de-lagrande-region.

(3) Voir https://www.liser.lu/?type=module&id=237.

(4) Depuis 2000, les entreprises établies au Luxembourg peuvent faire une demande de cofinancement afin d’obtenir une aide de l’État pour la formation de leurs salariés.

(5) Smart-Energy 4.4 – Projet éducatif dans le domaine de l’intégration de spécialistes à quatre emplacements, dans quatre pays (www.interreg-gr.eu).

(6) FagA-CAMT_FR_Description.pdf (www.interreg-gr.eu).

(7) Voir : http://www.iutcolmar.uha.fr/index.php/formations/formations-transfrontalieres/international-business-management.