En l’espace de quelques jours, la crise sanitaire aura été l’occasion de lancer une opération de test grandeur nature de ce que d’aucuns appelaient de leurs voeux comme solution aux problèmes de mobilité dans le « Grand Luxembourg transfrontalier », à savoir la mise en place du télétravail partout où cela est possible. Depuis, de nombreux débats et analyses ont eu lieu sur les aspects humains, techniques, managériaux, voire sociétaux que le travail à distance pouvait mettre en lumière.

L’avis du Conseil économique et social luxembourgeois publié en septembre 2020 donne un très bon aperçu des multiples implications en jeu. Mais en comparaison à d’autres « pôles tertiaires supérieurs » européens comparables, le débat au Luxembourg devra considérer une dimension supplémentaire, celle du caractère transfrontalier de son marché de l’emploi. Les enjeux que posera le développement du télétravail après la crise sanitaire pourraient en effet s’avérer plus complexes qu’il n’y paraît dans un contexte transfrontalier.

Saturation des infrastructures : le pire sera-t-il évitable grâce au télétravail ?

L’extraordinaire dynamisme économique luxembourgeois de ces dernières années a eu des conséquences sensibles sur les conditions de mobilité. Entre 2016 et 2019, le pays a créé autour de 15.000 emplois par an, ce qui représenterait, compte tenu des habitudes de mobilité renseignées par l’enquête Luxmobil de 2017, l’équivalent de 9.150 voitures supplémentaires sur les routes du pays, de 1.800 nouveaux passagers de covoiturage, de 2.850 nouveaux usagers des transports en commun et de 1.200 adeptes de la mobilité douce chaque année.

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Avec les tensions sur le marché immobilier, il s’agit certainement de la manifestation la plus concrète des goulets d’étranglement du modèle économique et spatial du pays. Cela est d’autant plus préoccupant que d’après les projections démographiques, le Grand-Duché pourrait accueillir d’ici à 2030 quelque 135.000 habitants supplémentaires et près de 110.000 nouveaux employés dont environ 60.000 seraient des frontaliers(1).

Au regard de ces éléments, il n’est pas surprenant que la piste d’un développement soutenu du télétravail soit régulièrement mentionnée. De surcroît, la part des emplois potentiellement concernés au Luxembourg est particulièrement élevée (environ 1 emploi sur 2)(2), en raison de la forte tertiarisation de son économie.

Avec les vagues épidémiques successives, l’expérimentation tout aussi forcée que massive du télétravail a eu des effets sur la mobilité, en particulier au printemps 2020 où les mesures sanitaires étaient les plus fortes. Entre mars 2020 et mars 2021, les déplacements routiers ont en moyenne baissé de 15 % et l’utilisation des transports en commun de 34 % comparativement au début de l’année 2020(3). Le nombre d’heures moyen passé dans les bouchons est quant à lui passé de 163 heures en 2019 à 105 heures en 2020(4).

La crise a révélé que le télétravail pourrait constituer une nouvelle « fracture » sociale entre ceux qui peuvent le pratiquer… et les autres. Il sera crucial de garder à l’esprit que si du « progrès social » était engendré par le télétravail, il sera par essence injustement réparti.

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Mais depuis le printemps 2021, la levée progressive des restrictions (loisirs, horeca…) a eu un réel effet sur les conditions de mobilité, qui se sont à nouveau dégradées. Le trafic automobile a même dépassé son niveau d’avant-crise dès la fin du mois de mai malgré une pratique du télétravail toujours relativement forte. Cela illustre le fait que l’augmentation du travail à distance n’est pas la seule à avoir eu un effet pendant la pandémie, de nombreuses autres restrictions auraient également accentué la baisse des déplacements. En d’autres termes, ce ne sont pas uniquement les déplacements domicile-travail qui encombrent les infrastructures de mobilité.

Si l’expérience aura donc prouvé que des marges de manoeuvre existaient, il ne faut pas pour autant considérer le télétravail comme solution unique aux problèmes de mobilité au Luxembourg si d’autres efforts ne sont pas menés par ailleurs en matière d’aménagement du territoire et d’incitation à la mobilité durable, ne serait-ce que pour absorber les flux générés par les habitants et employés supplémentaires attendus les prochaines années.

Il sera plus difficile de déployer le télétravail au Luxembourg qu’ailleurs

Qu’il existe des réserves sur la capacité du télétravail à constituer une solution miracle aux problèmes de mobilité n’en fait pas pour autant une piste à évacuer, ne serait-ce que parce qu’il y a fort à parier que ce dernier fera partie des aspirations sociétales incontournables des années qui viennent, en particulier dans le contexte de mobilité décrit ci-dessus.

La marche vers sa « généralisation » fera néanmoins face à un certain nombre d’obstacles et ne pourra être menée tambour battant au rythme de la pandémie qui a sidéré le monde en 2020. En premier lieu, la crise a révélé que le télétravail pourrait constituer une nouvelle « fracture » sociale entre ceux qui peuvent le pratiquer… et les autres. Il sera crucial de garder à l’esprit que si du « progrès social » était engendré par le télétravail, il sera par essence injustement réparti. Le second point à considérer est qu’il n’y a pas de consensus clair sur les effets qu’il engendre sur la productivité et le bien-être, ou du moins que ces effets dépendent très fortement des conditions de son déploiement.

Ces éléments du débat ne sont pas propres au Luxembourg et les réflexions sur ces enjeux progresseront indiscutablement. Il faudra les suivre de près pour en tirer les leçons qui s’imposent. Mais alors que le pays cherche à attirer les mêmes talents que d’autres métropoles européennes (et que le télétravail sera probablement un argument à faire valoir à l’avenir), il ne jouera pas pour autant à armes égales face à ces dernières, ce qui pourrait peser sur son attractivité. La présence de frontières étatiques entre le lieu de travail et le domicile de près d’un salarié sur deux constitue en effet le frein au travail à distance qui sera plus difficile à faire évoluer. Il nécessitera de multiplier les efforts diplomatiques et de trouver des compromis dans le cadre d’une coopération transfrontalière ambitieuse.

Imposition, affiliation, cotisations : freins et plafonds

Avant même la crise sanitaire, le débat sur les « freins fiscaux » au télétravail commençait à prendre de l’ampleur dans la Grande Région. Ce terme générique cache en réalité plusieurs sujets. Le premier découle du principe général qui prévaut dans les conventions négociées entre le Luxembourg et ses voisins, à savoir que les travailleurs frontaliers sont imposés dans leur pays de travail. Quand ils ne s’y rendent pas (pour des raisons de télétravail ou de déplacement professionnel), l’équivalent des revenus qui ont été gagnés durant les jours travaillés en dehors du Luxembourg et qui dépassent un certain plafond sont imposés dans leur pays de résidence (29 jours en France, 24 en Belgique(5), 19 en Allemagne). Bien que contraignant à plusieurs égards, ce seuil relève néanmoins davantage du frein que de la barrière stricte, certaines configurations fiscales rendent d’ailleurs un tel basculement avantageux pour le salarié.

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Le deuxième provient d’un règlement européen(6) qui régit l’affiliation à la sécurité sociale dans l’Union. Il en découle, pour de multiples raisons qui ne trouvent probablement pas leur origine dans la question des régions transfrontalières, que si le temps de travail effectué en dehors du Luxembourg excède 25 % du temps de travail total, les salariés basculent alors intégralement dans le système de protection sociale de leur pays de résidence, c’est-à-dire avec les cotisations sociales liées (patronales et salariales), mais aussi avec la perte des prestations de sécurité sociale luxembourgeoises. Etant donné les niveaux de cotisation des pays voisins, cette situation n’est avantageuse ni pour les salariés frontaliers, ni pour leurs employeurs ; elle constituerait en outre un risque de pertes de recettes dans les différentes caisses de sécurité sociale du pays. Elle constitue donc une sorte de « plafond de verre » de 56 jours par an pour la pratique du télétravail frontalier(7) .

Le troisième niveau d’incertitude réside dans la définition faite par les conventions fiscales interétatiques de l’établissement stable qui représente un risque non négligeable pour les entreprises en cas de travail régulier de certains cadres à l’extérieur du pays.

Les implications territoriales du télétravail comptent davantage dans une région transfrontalière

Le développement du télétravail à plus grande échelle représente des opportunités et des risques bien spécifiques pour les différents territoires et cela a tendance à se complexifier dans un contexte transfrontalier où les mécanismes de péréquation sont quasi inexistants. Ces opportunités et ces risques sont parfois partagés, mais ce n’est pas toujours le cas (voir tableau). Le territoire employeur, en l’occurrence le Luxembourg, peut avec le travail à distance espérer atténuer certains effets liés à la saturation, comme la pression foncière et immobilière, la pression salariale, alors que cela engendrerait une perte d’activité dans les services à la personne (restaurants, commerce, etc.) en raison de la baisse de la consommation des salariés frontaliers, ainsi que des pertes fiscales. Au-delà des considérations transfrontalières, ce phénomène jouerait aussi à l’intérieur du pays entre les « territoires d’emploi » et les « territoires de résidence », ce qui pourrait avoir pour conséquence de rééquilibrer la mixité fonctionnelle.

Pour les territoires résidentiels, notamment les régions voisines, le déploiement du télétravail permettra des regains d’activité dans ces mêmes services à la personne ainsi que des retombées fiscales indirectes, mais l’attractivité des emplois luxembourgeois pour les actifs locaux générera une concurrence aux entreprises locales dans un contexte d’offre de travail déjà relativement tendue et de cotisations sociales luxembourgeoises plus attractives.

Enfin, pour l’ensemble de la métropole transfrontalière, une généralisation des facilités de télétravail permettra une baisse relative de la pression sur la mobilité et une amélioration de la qualité de vie globale sur le territoire, mais elle pourrait aussi faire apparaître de nouveaux segments de concurrence avec des territoires potentiellement plus attractifs si ces derniers pouvaient également s’affranchir de leurs goulets d’étranglement. Par exemple, une dissociation facilitée des lieux de vie et de travail pourrait faire que « vivre en Normandie et télétravailler à Paris » serait une nouvelle option envisageable face à celle de « vivre à Thionville et télétravailler au Luxembourg ».

Ainsi, pour aborder la problématique du télétravail dans un contexte transfrontalier, cette prise de recul, axée sur le développement territorial et pas uniquement sur la situation des travailleurs, est une couche supplémentaire inévitable du débat sur le développement de cette pratique au Luxembourg.

Pour « sortir par le haut » de cette tortueuse question fiscale, une des solutions pour le Luxembourg serait de négocier avec les États voisins une répartition équitable de la fiscalité prélevée sur le télétravail des frontaliers pour abonder des fonds de codéveloppement, en contrepartie de la révision à la hausse des seuils applicables. Avec ces fonds, il serait possible de lancer des appels à projets pour financer des infrastructures de mobilité, des projets de formation communs, des équipements sociaux, culturels, environnementaux…

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Quelques pistes pour préparer l’avenir

Au moment de la pandémie, la suspension des « seuils » applicables aux frontaliers a permis aux entreprises luxembourgeoises de maintenir l’activité en activant massivement le télétravail. D’une certaine manière, les pays voisins ont fait preuve de solidarité fiscale à l’égard du Grand-Duché. L’élément parfois entendu dans le débat public qui consisterait à demander aux États voisins de revoir les seuils d’exonération à la hausse sans contrepartie ne relève pas a priori du « renvoi d’ascenseur » le plus élégant. Pour « sortir par le haut » de cette tortueuse question fiscale, une des solutions pour le Luxembourg serait de négocier avec les États voisins une répartition équitable de la fiscalité prélevée sur le télétravail des frontaliers pour abonder des fonds de codéveloppement, en contrepartie de la révision à la hausse des seuils applicables. Avec ces fonds, il serait possible de lancer des appels à projets pour financer des infrastructures de mobilité, des projets de formation communs, des équipements sociaux, culturels, environnementaux… Ces projets pourraient indifféremment être développés du côté luxembourgeois ou étranger, l’important étant qu’ils aient une plus-value transfrontalière, c’està- dire qu’ils contribuent à renforcer la fluidité, la cohérence, l’attractivité et la durabilité du territoire transfrontalier pris dans son ensemble.

Plusieurs éléments tendent donc à montrer que le télétravail ne permettrait pas à lui seul, en l’état actuel, de résoudre tous les problèmes de mobilité dans la métropole transfrontalière du Luxembourg. En outre, il semble incontournable d’aborder son déploiement dans une perspective transfrontalière, aussi bien pour aborder la question des limites réglementaires et fiscales qui freinent son développement que pour réfléchir

Il ne faut pas pour autant considérer le télétravail comme solution unique aux problèmes de mobilité au Luxembourg si d’autres efforts ne sont pas menés par ailleurs en matière d’aménagement du territoire et d’incitation à la mobilité durable, ne serait-ce que pour absorber les flux générés par les habitants et employés supplémentaires attendus les prochaines années.

Vincent Hein Senior économiste Fondation IDEA asbl
Vincent Hein Senior économiste Fondation IDEA asbl

(1) Calculs Fondation IDEA asbl.

(2) D’après Jonathan I. Dingel and Brent Neiman (2020), BFI, University of Chicago, 53 % des emplois au Luxembourg sont télétravaillables, contre 45 % en Suisse, 44 % au Royaume-Uni, 42 % en Belgique, aux Pays-Bas et aux Etats- Unis, 38 % en France, 37 % en Allemagne.

(3) Source : Apple, Rapports sur les tendances de mobilité, calculs IDEA.

(4) Source : TomTom Traffic Index.

(5) Au moment de la rédaction de cet article, la presse a fait état d’un possible changement du seuil convenu avec la Belgique à hauteur de 48 jours.

(6) Règlement (CE) n° 883/2004 du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 sur la coordination des systèmes de sécurité sociale.

(7) Avis du CES du 11 septembre 2020 portant sur le télétravail au Luxembourg, p.38 : « 56 jours si on considère 224 (i.e. 365 - 104 (week-end) - 26 (congés payés) - 11 (jours fériés) x 25 % ».