Comme le relevait le directeur général du Bureau International du Travail dans son rapport à la 102e session de la Conférence internationale du Travail, « […] l’image classique de l’emploi à durée indéterminée, à plein temps, avec des horaires fixes et une retraite à prestations définies qui sera servie à l’issue d’une carrière largement prévisible et stable auprès d’un même employeur […] correspond à une réalité de plus en plus rare ».

Ce modèle classique de l’emploi et de la carrière professionnelle standard tend en effet à s’estomper face aux besoins accrus de flexibilité des entreprises. À l’instar de nombreux pays européens, le Luxembourg a vu se développer des formes de travail dites « atypiques » dont il n’est toujours pas aisé de délimiter les contours.

Définition des formes atypiques d’emploi

En l’absence de définition juridique du travail atypique, une définition négative – par référence à un travail « typique » consistant en un travail à temps plein, à durée indéterminée, dans l’établissement de l’employeur – peut être retenue. La structure du marché de l’emploi et les modalités de travail évoluant constamment, la notion de travail atypique évolue de pair. Ainsi, le travail atypique peut, de manière large, s’entendre comme toute forme d’emploi qui remet en cause la façon « traditionnelle » de travailler. À notre époque, les principales formes de travail atypiques reconnues en droit sont le travail à temps partiel, le travail temporaire presté sur la base d’un contrat à durée déterminée (CDD), le travail intérimaire, le travail de nuit, le travail du dimanche et le télétravail.

Me Jean-Luc Putz retient certains critères pour définir le travail atypique tels que notamment la stabilité dans l’emploi, la durée du travail, l’identité de l’employeur(1) et appréhende cette notion à travers la dichotomie entre flexibilité interne et flexibilité externe(2). Sous l’angle de la flexibilité externe, nous proposons d’examiner certaines formes d’emplois atypiques à l’aune du contrat de travail.

Esquisse de typologie

Cette dernière décennie a été marquée par l’émergence de formes de travail qui remettent en cause la relation bilatérale classique existant entre un employeur et un salarié unis par un contrat de travail unique.

Dans certaines hypothèses, un troisième acteur s’est adjoint à cette relation dualiste. En effet, il n’est pas rare de constater qu’un salarié, pourtant lié à un employeur par un contrat de travail, effectue néanmoins des prestations de travail pour un tiers.

Dans le cadre d’un détachement intragroupe( 3) transnational, un salarié peut être amené à effectuer une prestation de travail pour une autre entité du groupe, généralement par la mise en oeuvre d’une clause de mobilité stipulée dans le contrat de travail du salarié en vertu de laquelle ce dernier s’engage à accepter toute mutation temporaire dans une autre entité appartenant au groupe, et ceci en vertu d’un contrat de prestations de services conclu avec ladite entité du groupe. Dans cette hypothèse, le lien de subordination entre le salarié détaché et l’employeur d’origine demeure, hypothèse qu’il convient d’opposer à une situation de transfert dans laquelle le contrat de travail avec l’employeur d’origine est au contraire définitivement rompu (en principe d’un commun accord) et un nouveau contrat de travail doit être conclu avec l’employeur d’accueil.

Lorsque le détachement du salarié s’opère en dehors du groupe(4), le contrat de travail du salarié détaché et de l’employeur d’origine est de la même manière maintenu ; l’entreprise tierce et l’employeur d’origine étant également liés par un contrat de prestation de services. Le salarié détaché doit effectuer une mission qui relève de l’activité normale et permanente de l’entreprise d’origine, en adéquation avec son objet social, auprès de la société tierce, sans transfert du rapport de subordination (sauf détachement par une entreprise de travail temporaire ou dans le cadre d’un prêt de main d’oeuvre(5)). Si ce rapport de subordination vient en pratique à se déplacer au profit de l’entreprise tierce et que le salarié concerné se voit mis à disposition de cette dernière par son employeur contractuel, en dehors des deux cas autorisés par le Code du travail que sont le travail intérimaire(6) et le prêt temporaire de main-d’oeuvre(7), cette mise à disposition est illégale au sens de l’article L. 133-1 du Code du travail.

La frontière entre le contrat de travail, régi par le droit du travail, et le contrat d’entreprise, relevant du droit commercial, peut se révéler poreuse et donner lieu à de nombreux litiges(8).

Certains doutes apparaissent cependant dans des situations où une entreprise « met à disposition » des salariés à des entreprises tierces sous couvert d’un contrat de prestation de services, alors qu’il n’est pas évident que la prestation de services relève de l’activité normale et permanente de l’entreprise employant les salariés. De tels mécanismes doivent être analysés, en l’état actuel de la législation au Luxembourg, comme étant du prêt illégal de main-d’oeuvre. Par ailleurs, dans la mesure où l’entreprise utilisatrice exerce en réalité les prérogatives d’un véritable employeur, le risque est également de voir appliquer la notion de co-emploi(9), rendant ainsi cette dernière société codébitrice des engagements de l’employeur apparent.

Le législateur français a appréhendé ces notions et institué en 2005 les Entreprises de Travail à Temps Partagé (ETTP) dont l’activité exclusive est de « mettre à disposition d’entreprises utilisatrices du personnel qualifié qu’elles ne peuvent recruter elles-mêmes en raison de leur taille ou de leurs moyens(10) ». Le salarié mis à disposition d’une ou de plusieurs entreprises clientes et l’ETTP sont unis par un contrat de travail à durée indéterminée tandis que chaque entreprise cliente doit conclure un contrat de mise à disposition avec l’ETTP.

La pratique s’est également fait jour qu’un salarié soit lié par un seul contrat – parfois dénommé « global » ou « joint employment contract » – à deux ou plusieurs employeurs distincts. Un instrumentum régira donc plusieurs relations de travail distinctes. Les divers employeurs peuvent s’entendre pour que l’un d’eux soit mandaté pour le paiement du salaire ou certaines démarches administratives par exemple, mais, juridiquement, ce mandat commun ne dégage aucunement les autres co-employeurs de leur responsabilité envers le salarié.

Ce cumul d’employeurs pour une même relation de travail est un phénomène connu et réglementé en France depuis 1985. La loi a en effet créé les groupements d’employeurs (GE) qui ne peuvent effectuer que des opérations à but non lucratif et ont vocation à recruter des salariés pour les mettre à disposition de leurs membres, selon leurs besoins. Le groupement est juridiquement l’employeur des salariés et vise à satisfaire les besoins en main-d’oeuvre d’entreprises qui n’ont pas la possibilité d’employer des salariés à temps plein.

Au Luxembourg, ce mécanisme n’est pour le moment pas appréhendé par le droit mais rien ne s’oppose à ce que deux employeurs signent un même contrat de travail avec un salarié(11). En pratique, des difficultés peuvent survenir lorsque les droits et obligations de chaque partie sont mal définis. Les employeurs luxembourgeois sont donc appelés à la prudence, sous peine de se voir condamner pénalement pour prêt de main-d’oeuvre illicite ou déclarés coresponsables envers le salarié comme le révèle plutôt la tendance actuelle des tribunaux.

Une autre construction tripartite a, de plus, fait son apparition au Luxembourg : le portage salarial. D’inspiration française, il se définit comme « un ensemble de relations contractuelles organisées entre une entreprise de portage, une personne portée et des entreprises clientes comportant, pour la personne portée, le régime du salariat et la rémunération de sa prestation chez le client par l'entreprise de portage. Il garantit les droits de la personne portée sur son apport de clientèle(12) ». Le salarié porté exécute donc, en toute indépendance, une mission dans une entreprise cliente qu’il a choisie, tout en bénéficiant du statut de salarié. Ce type de structure « hybride » n’est pas règlementé au Luxembourg mais a pu être requalifié en prêt de main-d’oeuvre illicite dans certains cas(13).

Enfin, un véritable lien de subordination réapparaît dans certaines hypothèses, alors même que le travailleur est pourtant qualifié d’indépendant. Afin d’évincer l’application des règles du droit du travail et de la sécurité sociale, certains employeurs n’hésitent pas à « déguiser » une relation employeur/ salarié en une relation client/indépendant. Ce phénomène des « faux indépendants » qui se manifeste notamment en France ou au Royaume-Uni(14) par la saga Uber touche également le Luxembourg – en particulier les secteurs de la restauration, du transport routier, de la distribution de la presse, de la production cinématographique – et peine à être appréhendé par le droit luxembourgeois.

Réponses offertes par le droit luxembourgeois et perspectives

Face à l’émergence de ces emplois atypiques protéiformes, on constate que le droit luxembourgeois n’apporte que des réponses partielles et lacunaires. Bien que le gouvernement ait annoncé son intention d’encadrer le recours successifs aux CDD et de mettre en place des groupements d’employeurs(15), le législateur ne réglemente pour le moment que quelques formes d’emplois.

Néanmoins, dans la mesure où le travail atypique est par nature évolutif, apparaît-il réellement pertinent et souhaitable d’inviter le législateur à intervenir en la matière ? Afin de trouver le juste équilibre entre la protection des salariés et le besoin de flexibilité des employeurs, il conviendrait de mener une réflexion de fond sur les orientations à donner au droit du travail luxembourgeois et sur la notion de subordination.

Me Anne Morel, Partner - Bonn Steichen & Partners
Me Anne Morel, Partner - Bonn Steichen & Partners

(1) Le travail flexible et atypique, Jean-Luc Putz, p. 15.

(2) Tandis que la flexibilité interne concerne les mesures visant à modifier les conditions de travail des salariés existants sans faire varier numériquement les effectifs de l’entreprise, la flexibilité externe, au contraire, permet à l’entreprise de s’adapter en modifiant ses effectifs.

(3) Art. L. 141-1 (2) 2. du Code du Travail.

(4) Art. L. 141-1 (2) 1. du Code du Travail.

(5) Art. L. 141-1 (2) 3. du Code Travail.

(6) Art. L. 131-1 et s. du Code du Travail.

(7) Art. L. 132-1 et s. du Code du Travail.

(8) Voir not. pour la reconnaissance d’un contrat de prestation de services : TA Lux, com. 11 juillet 2012, n° 898/2012 XV, CSJ, 20 mai 2010, n° 34041 ; pour la reconnaissance d’un contrat de travail : CSJ, travail, 5 mars 2009, n° 32540.

(9) CSJ, 3e, 6 juin 2013, 38105 ; Trib. Trav., 2 février 2016, n° 334/2016.

(10) Art. L. 1252-2 du Code du Travail français.

(11) Les co-employeurs seront alors tenus solidairement envers le salarié si bien que ce dernier pourra indistinctement s’adresser à l’un ou l’autre des deux employeurs pour toute demande, notamment indemnitaire, et celui-ci devra en répondre pour le tout.

(12) Art. L. 1254-1 du Code du travail français. Pour une étude d’ensemble de la notion, cf. Droit et pratique du portage salarial, B. Kantorowicz, 2e édition, LexisNexis, 2016.

(13) CSJ, 13 mars 2014, n° 14/2014.

(14) London Central Employment Tribunal, 28 octobre 2016, n° 2202550/2015 & Others.

(15) Cf. Programme gouvernemental de 2013, p.53.