Nous avons tous une idée, même lointaine, voire erronée, de ce qu’est l’innovation, incarnée par le dernier smartphone, par le robot aspirateur, par l’automatisation des chaînes de production ou encore par l’e-commerce... Le terme est, plus que jamais, sur toutes les lèvres. Impérative à bien des titres, l’innovation vire, tendanciellement, à l’injonction… Mais en la matière, les incompréhensions sont légion.

Entreprises ayant une activité d'innovation (2012-2014) par taille (en %)
Entreprises ayant une activité d'innovation (2012-2014) par taille (en %)

Le Manuel d’Oslo (OCDE, 2005), devenu une référence dans le domaine de l’innovation, définit l’innovation comme « la mise en oeuvre d’un produit (bien ou service) ou d’un procédé nouveau ou sensiblement amélioré, d’une nouvelle méthode de commercialisation ou d’une nouvelle méthode organisationnelle dans les pratiques de l’entreprise, l’organisation du lieu de travail ou les relations extérieures ». En somme, cette définition permet d’identifier 4 types d’innovation : les innovations de produit, les innovations de procédé, les innovations de commercialisation et les innovations d’organisation. Pas si simple finalement. Une innovation n’est donc pas (toujours) égale à un produit. Poursuivons.

L’innovation n’est pas (toujours) synonyme de progrès. Dans le domaine agroalimentaire, les pastèques carrées, voire sans pépins, ont connu leur petit succès sur les étals nippons et grecs voilà quelques étés. S’il s’agit bien d’innovations (de produit), on peut douter qu’il s’agisse vraiment d’un « grand pas pour l’humanité ».

Par ailleurs, l’innovation ne saurait se résumer à des caractéristiques technologiques. A l’heure où l’on érige des cathédrales aux « licornes de la tech », vraies cumulardes de l’innovation, le risque est grand de ringardiser, injustement, d’autres entreprises tout aussi innovantes sur d’autres plans. Ainsi, la mise en oeuvre d’une nouvelle méthode d’organisation du temps de travail comme le flextime(1) n’en est pas moins une innovation, dite « organisationnelle » selon le Manuel d’Oslo.

De plus, l’innovation n’est pas l’apanage des start-up « opposées » à des organisations
établies ou corporates forcément « sclérosées ». Il apparaît d’ailleurs que la proportion d’entreprises qui innovent augmente avec la taille (voir graphique).

De fait, l’innovation n’est pas réservée au secteur privé lucratif en général. Ainsi, les innovations publiques sont à l’origine de nombreuses opportunités d’affaires comme en témoignent le déploiement d’Internet ou du GPS(2).

Enfin, l’innovation n’est pas toujours synonyme de succès, soulevant la question des limites à sa diffusion, principalement de trois ordres : économiques, sociales et réglementaires.


Des obstacles et des limites


En premier lieu, le manque de rentabilité et de ressources peut stopper net la diffusion de l’innovation, révélant une limite économique. L’exemple du MiniDisc de Sony est, à ce titre, très parlant. Il se voulait être le digne successeur de la cassette audio mais peu s’en rappellent encore aujourd’hui. L’innovation ne saurait être une simple « invention ». Elle poursuit un objectif de rentabilité et/ou d’efficacité, doit créer ou répondre à un besoin et séduire « une masse critique » sous peine de virer à l’échec commercial(3). De même que start-up doit, à terme, rimer avec scale-up, innovation doit rimer avec standardisation.

Cependant, la diffusion d’une innovation qui répond bel et bien à un besoin identifié et partagé peut se heurter à nos habitudes et réclamer « du temps » (or, il paraît que « c’est de l’argent »). L’Etat, moins pressé par ce dernier, peut alors se substituer à l’initiative privée. Il en va ainsi du déploiement, par l’ex-ministère du Développement durable et des Infrastructures, de la plateforme Copilote, destinée à favoriser le covoiturage domicile-travail, d’autres initiatives privées s’y étaient essayées sans grand succès.

En outre, toute innovation est susceptible d’interroger notre acceptabilité sociale et d’appeler à des considérations éthiques (entreprise) et morales (individu). Les réseaux sociaux en sont une bonne illustration. D’anciens cadres de chez Google et Facebook ont ainsi créé en 2018 le Center for Humane Technology, entrant en croisade contre l’addiction aux réseaux sociaux avec une campagne musclée inspirée des campagnes antitabac intitulée Truth about Tech. De même, si l’économie improprement qualifiée « du partage » apparaît séduisante par bien des aspects, les dérives des business models de certaines de ces firmes « disruptives » ne peuvent plus être ignorées (droit du travail, sécurité sociale, fiscalité…). Il est donc légitime de s’interroger, sinon de culpabiliser, de se faire livrer un poke bowl par un coursier à vélo indépendant dans un appartement loué à un (faux) particulier…

Enfin, un autre obstacle, sans doute plus « radical », à la diffusion de l’innovation est d’ordre réglementaire. Comprendre : lorsque les pouvoirs publics la limitent ou l’interdisent, au nom du principe de précaution et de l’intérêt général – avec des niveaux de tolérance qui fluctuent grandement en fonction du contexte sociopolitique. Ainsi, les cigarettes aromatisées ont été interdites en France pour des raisons de santé publique mais sont toujours en vente au Luxembourg. Une directive européenne devrait cependant harmoniser les pratiques entre les Etats membres à l’horizon 2020. Pour illustrer ce volet « réglementaire », le cas de l’entreprise américaine Uber au Luxembourg est également éclairant. Sans vouloir délibérément brider l’innovation, l’ancien ministre du Développement durable avait clairement affiché la position du gouvernement en s’appuyant sur les règles existantes : « l’objectif n’est pas de favoriser, en raison d’un quelconque opérateur, le travail effectué par des faux indépendants ou d’accepter un nivellement vers le bas des standards sociaux ». Les conséquences sont, encore aujourd’hui, claires : en l’état, le business model de la firme ne peut se déployer sur le territoire luxembourgeois.

Cependant, dans le secteur des transports comme dans d’autres industries, le risque de disruption, en situation de concurrence, est aussi une source d’émulation technologique pour des entreprises traditionnelles avec, à la clé, une amélioration du produit pour le consommateur.

En conclusion, il convient de s’inspirer, d’innover donc, mais de progresser surtout.
Car les pastèques rondes avec pépins, c’est très bien. Sans conservatisme aucun.

(1) Le flextime ou horaires flexibles permet au salarié de ne pas se cantonner à des heures d'arrivée et de départ fixes convenues par l’employeur mais de les adapter à sa charge de travail, aux transports, etc.
(2) Mariana Mazzucato, The entrepreneurial state, 2013. L’économiste s’appuie sur l’exemple de l’iPhone et ses composants « révolutionnaires » (Internet, communication cellulaire, GPS, micropuce, Siri et écran tactile) pour montrer le rôle crucial de l’Etat, qui les a financés, dans l’innovation privée et la création de valeur économique (création et formation des marchés, recherche appliquée, investissement en capital risque, etc.).
(3) Au sujet de la diffusion des innovations, voir la courbe d’Everett Rogers.

Sarah Mellouet, Economiste, Fondation, IDEA asbl
Sarah Mellouet, Economiste, Fondation IDEA asbl